quinzième lettre

2.1K 348 37
                                    

Dimanche

Cher futur Léo,

Nous nous sommes débarrassés du lit aujourd'hui. Hier, Théo en a parlé à ma mère car je ne pouvais pas lui exprimer l'effet que me faisait ce meuble moi-même. Maman a objecté que ce serait trop dur, tandis que Théo a supposé que ça nous permettrait d'avancer. Concernant Maman, je ne pensais pas qu'elle se sentait si mal et que c'était plutôt moi qui devait avancer, mais j'expliquerai ça après.

Hier, Maman et moi sommes passés au cimetière. C'était horrible mais, en même temps, je n'arrêtais pas de me dire que Lucie avait été une sœur formidable et que ce n'était pas parce que j'utilisais l'imparfait pour parler d'elle que ce n'était plus ma sœur.

Bref, ce matin, je me suis levé vers cinq heures. Maman traînait au lit et Théo est reparti hier soir pour affronter son père, qui lui reprochait de découcher trop souvent. Théo m'avait embrassé en partant. Et ça ressemblait à un je t'aime, même si ce n'en était pas un. Et, moi-même, je ne savais pas si je pouvais lui dire que je l'aimais. C'était comme si c'était un sentiment tellement personnel que je n'aurais pas pu le décrire justement avec trois pauvres mots. Alors je n'ai rien dit et je suis resté sur mon fauteuil, à le regarder s'en aller en voiture à l'autre bout de la ville.

Alors, ce matin, quand je me suis réveillé, j'ai attendu dans le canapé-lit que Maman descende de sa chambre. J'avais peur de lui demander de nous séparer du lit aujourd'hui, j'avais peur que les mauvais souvenirs resurgissent et que je finisse par me laisser mourir sur la pelouse de la gare.

Mais j'ai essayé d'être fort, futur Léo. Et, sans mentir, ça a plutôt bien fonctionné.

Quand elle est arrivée pour me dire bonjour, je lui ai demandé de s'asseoir à côté de moi. Je savais que ça pouvait la blesser.

« J'aimerais qu'on enlève le lit de l'atelier. Aujourd'hui, ai-je ajouté en baissant les yeux. »

Je les ai entendues avant de les voir. Après avoir baissé la tête et regardé ailleurs, ma mère s'était mise à sangloter. Maman s'est mise à pleurer, futur Léo. Je doute que tu aies oublié ça.

C'était tellement... choquant. Je ne l'avais jamais vue pleurer pour la mort de Lucie, je ne l'avais jamais vraiment vue pleurer tout court. Même lorsque je m'échappais sur la pelouse de la gare, qu'elle était inquiète, elle n'avait jamais pleuré de peur en me retrouvant. J'imagine qu'elle faisait son rôle de mère forte et stable.

Mais là, en souhaitant enlever le lit de Lucie, c'était plus fort qu'elle. Je comprenais.

« Maman, je suis désolé. Je ne voulais pas te faire pleurer, je...

— Ne t'excuse pas. C'est juste que... la laisser partir, comme ça... »

Je me suis mis à pleurer moi aussi. Quelques larmes sont venues rouler sur mes joues, car enlever le lit, c'était comme chasser Lucie hors de notre vie. C'était tout ce qu'il nous restait d'elle : son lit avec son matelas, son oreiller, ses peluches, ses draps. J'aurais vraiment voulu qu'elle soit vivante, qu'on n'ait pas à enlever son lit... mais comme me l'avait stipulé Théo, il était temps d'avancer. J'avais besoin de faire mon deuil une bonne fois pour toute, j'avais besoin de, justement, la laisser partir.

Même si c'était douloureux.

Même si c'était inimaginable.

« J'aurais tellement aimé que Lucie soit là. » ai-je murmuré.

Je pense que prononcer son prénom à voix haute devant elle a aidé Maman à se décider.

« Moi aussi. Mais ce n'est pas possible. Et je comprends ton envie d'enlever le lit, je ne veux pas que tes souvenirs à propos d'elle restent négatifs. Théo et toi avez raison, Léopold, il faut avancer. »

la pelouse de la gareOù les histoires vivent. Découvrez maintenant