sixième lettre

2.1K 395 80
                                    

Vendredi

Cher futur Léo,

L'assistante sociale m'a bien convoqué. Ça a été un moment horrible. Elle n'arrêtait pas de me parler de mes parents, elle n'arrêtait pas de prononcer son prénom. On aurait dit qu'elle n'en avait rien à faire de me faire souffrir ou non, du moment qu'elle obtenait ses réponses. Et pas les miennes, mais celles qu'elle souhaitait entendre.

« Léo, tes professeurs sont inquiets de voir ce bleu énorme sur ton visage. Ils se questionnent et j'avoue que moi aussi. Est-ce que tu as rencontré ton père récemment ? Est-ce que ta mère va bien ?

— Je vais très bien et ma mère aussi, Madame. »

Au début, j'ai essayé d'être poli, j'ai vraiment essayé. Même si le simple fait de prononcer le qualificatif de mon deuxième parent en ma présence me rendait triste. Ou en colère.

« Alors qu'est-ce que vient faire cet hématome sur ta mâchoire ?

— Je ne pense pas que cela vous regarde.

— Après ce qui est arrivé à Lucie, il est normal que je me pose des questions. »

Je haïssais qu'elle prononce son prénom plus encore que le fait que l'assistante sociale du collège ait transmis mon dossier au lycée. Elle n'avait pas le droit de faire ça sans mon consentement et elle n'avait aucun droit de mentionner avant. Absolument aucun. C'est une partie de mon passé, pas du sien. Ça ne la regarde pas. Ça ne la regardera jamais.

« Léo, je ne t'ai convoqué que pour ton bien. Est-ce que ton père t'a fait ça ? Est-ce qu'il est venu vous voir ? » a-t-elle poursuivi, essayant de m'arracher le moindre mot.

Ça m'a agacé. Profondément. Ma vie = mes problèmes. Que ça ait été un géniteur ou l'ex de Théo, quelle importance ? Je n'étais pas obligé de communiquer ce genre d'information à cette pauvre femme qui n'avait rien d'autre à faire de sa journée, comme de s'occuper des vrais élèves battus par leurs parents ou rackettés à la sortie du lycée. À croire que le seul jour de la semaine où elle est là, elle n'a pas de boulot.

« Je vais être dans l'obligation d'appeler les services de protection de l'enfance. Ta famille va subir une enquête si tu ne me dis pas si ton père t'a fait ça ou non et...

— Mais laissez-moi ! Arrêtez de dire que c'est mon père ! Il ne l'a jamais été, il ne le sera jamais. Ce n'est rien d'autre qu'un type qui a donné une infime partie de lui pour que je sois là. Si ça n'avait pas été lui, ça aurait été quelqu'un d'autre. Je m'en fous de ce que vous pensez, ce n'est pas lui qui a fait ça et vous me faites chier. Cordialement. Je vous prie de me laisser tranquille et de ne pas mettre vos menaces à exécution car vous risqueriez de passer pour plus imbécile que vous ne l'êtes déjà. »

Elle a écarquillé les yeux et a semblé hésiter à prendre un papier et noter ce que je venais de dire pour me donner un rapport. Je ne sais pas ce qu'elle a fait finalement, je suis parti en claquant la porte. Je n'ai encore rien dit à Maman, je ne sais pas si je vais le faire. Probablement pas. Ça risquerait de la rendre mal, et je ne veux pas que ce soit le cas.

Ensuite, j'ai été en cours de français et en anglais, et en histoire, et en espagnol, et en allemand, et enfin la journée a été finie. À la fin de certains cours, le prof m'a demandé si ça allait. J'ai dit que j'étais fatigué car je n'avais pas envie de répondre à leur interrogatoire. Je pensais juste à ma mère, à elle, à mon « géniteur »... À avant, en somme. Je me sentais triste, je me sentais mal, alors j'ai pris le bus jusque la pelouse de la gare. J'avais besoin d'un endroit où j'avais mes repères. La vieille dame qui tricotait, les joueurs d'échecs, les petits garçons qui jouaient au foot...

la pelouse de la gareOù les histoires vivent. Découvrez maintenant