treizième lettre

2K 374 113
                                    

Vendredi

Cher futur Léo,

Je suis allé accompagner Théo pour son histoire de groupe. Sauf que, aïe, la bande de pote du groupe en question était là. Et donc Matthias aussi. Au lieu de l'éviter, je me suis dit qu'il fallait affronter ses peurs. C'est ce que j'ai fait. Pas que j'aie une peur angoissante à l'idée de le voir, mais plutôt à propos du fait qu'il me casse la figure ou bien qu'il me révèle d'autres choses que lui ait dites Théo. Dans ces deux cas, non merci, j'ai déjà donné.

Quoi qu'il en soit, Théo est venu me chercher dans sa voiture. Maman m'a étreint de la façon la plus ferme qui soit, se rappelant bien évidemment que cela ferait cinq ans, et m'a laissé partir vers l'inconnu. Peut-être espérait-elle me voir à la télévision, je n'en sais rien, mais dans tous les cas j'ai pris la décision de ne pas apparaître sur l'écran, d'une quelconque manière que ce soit.

Je ne savais pas trop si c'était par timidité ou par crainte d'être exposé aux yeux de la France entière. Peut-être un peu des deux.

J'ai roulé jusque la voiture, Théo s'est baissé pour me faire la bise et m'a aidé à m'installer à la place du mort. Il a plié mon fauteuil, l'a rangé dans le coffre, puis s'est assis à côté de moi. Il a mis la radio, sa ceinture (dans cet ordre, on voyait le sens de ses priorités) et a démarré. Sans le moindre mot, certes, mais il avait le sourire aux lèvres.

« C'est l'interview qui te rend si heureux ?

— Aussi le fait que tu sois avec moi. » a-t-il dit distraitement en doublant une voiture trop lente sur le périphérique.

Je me suis dit qu'il devait être sacrément concentré sur la route pour ne pas remarquer que je me sentais très gêné qu'il m'ait dit cela. Enfin, bon, je n'allais pas non plus cracher sur sa gentillesse à mon égard.

Mais malgré ça, je ne pouvais pas oublier que le lendemain nous serions samedi. Et pas n'importe quel samedi. À chaque anniversaire de sa mort, ma mère et moi allions sur sa tombe, afin de nous recueillir. C'était toujours plus difficile pour elle que pour moi : elle avait perdu sa fille. Moi, j'étais encore petit alors, oui, bien sûr que ça m'avait traumatisé, mais j'allais finir par m'en remettre. Alors que perdre un enfant... On ne se remet jamais de ça. Je ne pense pas qu'on le puisse.

Sans parler du fait qu'elle se sentait coupable d'avoir « mal choisi » son concubin. J'avais déjà essayé de la rassurer, de lui montrer par A+B qu'elle n'aurait jamais pu prévoir une telle violence chez un homme qu'elle pensait connaître. Elle en était arrivé à la conclusion qu'on ne connaissait jamais vraiment les gens.

Je me suis alors figé.

Qui me disait que Théo n'allait pas me faire le même coup que Gladys ? M'emmener quelque part, me faire une blague ? J'ai vraiment essayé de me raisonner, de me dire que ce n'était pas le cas mais l'horreur était là, immense et terrifiante : et si... et si c'était une blague ?

Le temps que je cogite, Théo avait cheminé jusqu'au plateau où il était invité. Selon le GPS, il restait dix minutes de route alors j'ai profité de ce moment pour dire :

« Arrête-toi.

— Quelque chose ne va pas ? »

Théo avait l'air inquiet. Je me suis demandé si c'était vrai, s'il ne jouait pas la comédie. J'espérais tellement que ce ne soit pas le cas mais... qui pouvait me confirmer ça ? Personne. Théo pouvait tout aussi bien me mentir et m'emmener dans un gang où on me kidnapperait ou que sais-je encore.

Je sais que, jusqu'à présent, tout me prouvait le contraire. Mais, sur le moment, je n'ai pas réfléchi. Tout me tombait dessus.

« Je veux sortir. »

la pelouse de la gareOù les histoires vivent. Découvrez maintenant