Samedi
Cher futur Léo,
Aujourd'hui, je me suis réveillé à 4 heures 27. Encore une fois. Je ne l'ai pas dit à Maman, elle risquerait de s'inquiéter pour rien. Elle est tendue en ce moment : la date fatidique approche. Je suppose que c'est pour ça que je recommence à me lever aussi tôt. J'avais réussi à me stabiliser à six heures, mais on dirait bien que c'est reparti pour un tour. Au moins, me lever aux aurores me permet de m'adonner à mon deuxième passe-temps favori : naviguer de lien en lien sur Wikipédia. J'espère que c'est toujours le cas quand tu liras ces lettres, car franchement j'apprends beaucoup de choses avec cette méthode. J'étais du côté scientifique puis je suis arrivée vers la soeur de John Kennedy, qui a subi une lobotomie à cause de sa schizophrénie. Ses parents essayaient de l'aider. Car c'est ce que sont censés faire les parents, non ? Aider leurs enfants ? Alors pourquoi certains font-ils n'importe quoi ? Évidemment, nous savons tous les deux de qui je parle. J'espère que tu vas bien à ce niveau-là, futur moi, et que ça n'entrave pas ta vie.
J'ai aussi dessiné, ce matin. Jusque midi, quand ma mère s'est levée. J'étais dans l'atelier, l'ancienne troisième chambre de la maison. Il reste toujours son lit, sur le côté près de la fenêtre, mais nous avons mis deux très grands bureaux : un pour ma mère, un pour moi. Le mien est bien plus bordélique (j'ai toujours été comme ça) tandis que celui de Maman est très ordonné. Il y a ses planches de tendance du moment sur un tableau en liège accroché au mur, ses chutes de tissus pour les costumes, sa machine à coudre. Sur le mien, un empilement approximatif de papiers griffonnés ou à peine utilisés, des carnets remplis, une toile en cours depuis un mois, mes godets d'aquarelle trônant au sommet de cette pile bancale, tenant par miracle. J'ai à peine assez d'espace pour dessiner et peindre, mais au moins mon bureau me ressemble.
Nous avons cuisiné un petit brunch, comme tous les week-ends, et nous avons mangé en regardant un documentaire sur une nouvelle comédie musicale. Ma mère notait des idées et mettait sur pause pour prendre des photos des costumes, et moi je ne pensais qu'à l'inconnu de la pelouse que j'avais baptisé Maxime. Serait-il là aujourd'hui ? Avec sa guitare ? Avec quelqu'un de son entourage ? Il y avait mille possibilités.
Maman reste en pyjama le week-end, alors elle est directement partie dans l'atelier. J'ai rangé la table de la cuisine et je suis monté prendre une douche et m'habiller. J'ai l'habitude de sortir à 13 heures 01 pour prendre le bus de 13 heures 09 tous les samedis, alors j'ai suivi mon programme habituel. Quand je suis arrivé à la gare, j'ai enlevé mes écouteurs pour entendre le bruit des trains et je me suis senti bien, comme à chaque fois que je viens ici. Je me demande si c'est toujours le cas pour toi, futur moi. Viens-tu toujours ici ? Ou as-tu une nouvelle pelouse près d'une autre gare ? Je pense que tout le monde devrait avoir sa pelouse. Un endroit qui nous fait tout oublier, un endroit où on a ses habitudes, où on est accepté peu importe qui nous sommes. Un endroit où on peut se sentir bien même quand rien ne va. J'espère que tu as cet endroit. Si ce n'est pas le cas, reviens ici, sur ma pelouse actuelle. Il y aura toujours de la place pour nous.
J'ai descendu les escaliers qui mènent à la pelouse bordée d'arbres et j'ai remarqué qu'il n'y avait presque personne. La vieille dame aux cheveux violets d'hier, mais sans son petit-fils, était assise sur un banc et tricotait ce qui semblait être une écharpe bleue et grise. Comme tous les samedis, deux hommes d'un certain âge jouaient aux échecs sur une table prévue pour et installée deux ans auparavant par la mairie. L'inconnu à la guitare n'était pas là.
J'ai machinalement regardé le café d'en face. C'était plus un salon de thé du point de vue de la façade, avec des petites chaises en cuivre et des sachets de bergamote derrière la vitrine, et...
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la pelouse de la gare
Roman pour AdolescentsLéo va, chaque jour, à la pelouse de la gare. Il s'agit d'un espace vert à moitié caché parmi les arbres, tandis qu'un café fait face au seul côté visible depuis la rue. Léo connaît tous les habitués des lieux et même leurs habitudes. Mais un jour...