12.[Eiji]

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                              Samedi 3 août 2013,

J'ai vraiment un coup de moral. Je sais pas trop pourquoi. Je me souviens plus trop de la dernière fois où j'ai été déprimé comme ça. Peut-être à mon réveil, à l'hôpital, il y a quatre mois?
Je referme mes doigts sur le pansement au creux de ma main, je ne sens presque plus rien. C'était lundi, déjà. J'avais oublié.
Faut dire que j'ai pas trop eu le temps de penser, avec toute l'agitation de ces derniers jours.
D'abord, la cérémonie du conseil des élèves. C'était vraiment quelque chose, ce truc. Le directeur et la moitié de l'école étaient là. J'ai dû me présenter, et dire ce que je comptais faire, même si personne n'a protesté contre moi. Après, j'ai eu droit à une visite complète du bureau du conseil, de son rôle et de ses horaires. Je vais sûrement être de plus en plus occupé à la rentrée.
Le mardi, le mercredi, et le jeudi, j'ai tenu l'administration avec Miyako et Tsukiyo, parce que Matsuoka-kun n'est pas venu. Il n'est même pas revenu pour la fermeture, hier , et quelqu'un d'autre s'est occupé du piano pour la chorale finale.
C'était sa sœur, je crois, la prof de musique, Matsuoka Kaori. Elle lui ressemble un peu, avec ses longs cheveux noirs. Elle porte des lunettes carrées, et un air calme.
J'ai l'impression d'être comme un téléphone qui n'aurait pas été rechargé depuis deux semaines, et dont la batterie s'est éteinte faute d'énergie. La motivation semble m'avoir totalement abandonné.
Je me retourne dans mon lit, et sans arriver à ouvrir les yeux, je soupire. Me voila de retour à la maison pour un mois...
Je ne peux pas m'empêcher de repenser à ce festival, et au malaise qui me colle à chaque fois que je m'en rappelle.
Lundi après-midi, Matsuoka-kun m'a vraiment repoussé. Il s'est éloigné de moi, et m'a ignoré.
Pour dire ignoré, je dois dire que ça m'a choqué.
Pourtant... il m'aime, non ?
Je pensais que quand on aime quelqu'un, on voulait être proche de lui...
Mais au final, c'est moi le problème... Pourquoi je me pose ces questions...?
Une voix m'appelle dans les escaliers.
⁃ Eiji! Tu peux descendre?
Ah, c'est Takeshi-san. Je me redresse, et jette un œil rapide à mon réveil. Il est déjà dix heures et demie. Je me lève, lentement, et je me traîne jusqu'à mon bureau.
⁃ EIJI?
Il se fait plus pressant, alors je me frappe un coup sur les deux joues et j'essaye de me réveiller.
⁃ Oui, j'arrive!
Je m'habille en vitesse, et je dévale les escaliers en courant.
J'arrive en bas, et Takeshi-san, en peignoir, sa tasse de café à la main, me sourit.
⁃ Excuse-moi, j'étais encore endormi.
⁃ Je me doute, ça devait être fatiguant, la semaine...
⁃ N'est-ce pas, Mitsukane-senpai? se moque Tomoya, affalé sur le fauteuil, en train de manger des Kellogg's.
Yukio change de chaîne, et s'installe à son tour. Ils me font rire.
⁃ Eiji, tu veux participer au festival qu'il y a la semaine prochaine, à Kyoto? Haruka a dit qu'elle irait.
Encore un festival?
⁃ Je crois pas que je vais y aller. Ce dernier festival m'a pompé assez d'énergie.
J'espère qu'il comprendra.
⁃ Désolé de ne pas avoir pu venir, Eiji! Mais je viendrai en fin d'année.
⁃ C'est rien. Je ne t'ai pas vraiment invité.
Je sens encore le petit malaise entre nous, depuis qu'il a appris...depuis que j'ai été obligé de lui dire... ce que j'ai vécu avant d'arriver à Appollonia, chaque jour, à l'école, jusqu'à l'accident.
Ce que les gens me faisaient, quand j'allais à l'école.
Un secret que j'ai gardé précieusement, qui a fini par éclater au grand jour il y a peu.
⁃ Invite nous vraiment, la prochaine fois!
Il pose une main rassurante sur mon épaule, et je me sens un peu mieux.
⁃ Bon, je suppose que t'as pas mal de choses à tester pendant les vacances, avec la nouvelle école et tout, hein!
⁃ Je viens de devenir président du conseil des élèves.
⁃ Sérieux?
Tomoya me regarde avec des grands yeux.
⁃ C'est juste parce que je suis le plus âgé de la section.
⁃ T'as pas besoin de faire le modeste, Niinii!
⁃ Mais c'est vraiment ça...
⁃ Félicitations, Eiji.
Takeshi-san retourne dans la cuisine.
⁃ Bon, ce soir, on fera du poulet frit, alors!
⁃ Encore? lance Tomoya.
C'est vrai, j'adore le poulet frit. Mais je le comprends.
⁃ Tu n'es pas obligé de faire ça pour moi, Takeshi-san!
⁃ Je vais le faire, et ne m'appelle pas Takeshi-san!
⁃ Oui...
Je vais m'asseoir sur le fauteuil. J'ai le pressentiment que ces vacances vont être longues.
Je suis vraiment largué, je comprends plus rien à moi-même. M'enfin, j'ai jamais vraiment été une lumière. Tout le monde me l'a toujours répété.
"Tu es vraiment bête." ou "C'est pitoyable!"... Et les gens qui murmuraient derrière moi...
"Vous avez entendu ce qu'on dit sur lui...?"
Je dois me sortir toutes ces choses de la tête. Je ne peux pas mélanger souvenirs du passé, et problèmes du présent.
Faut que je prenne l'air. Peut-être que je devrais parler à quelqu'un?
Mais je vois pas vraiment à qui le dire...
Shun, peut-être ? De toute façon, j'ai pas trop l'habitude de raconter ma vie aux autres.
Je remonte dans ma chambre en trainant un peu les pieds, et je m'assieds sur ma chaise de bureau, observant un peu le paysage par la fenêtre. Le soleil est déjà haut dehors. Il fait déjà chaud, je pense.
Comme les mains de Matsuoka-kun.
Il a le sang chaud, comme on dit. Je crois qu'on dit ça...
Il parle assez fort, il n'a pas peur de se faire remarquer et dit ce qu'il pense sans problème. On dirait qu'il peut changer d'émotion trois fois par minute.
Je l'admire, pour ça. Je ne sais pas parler, je ne peux que regarder. Je suis toujours là à ne rien dire. À douter.
Je commence à croire que je suis vraiment pitoyable, même si c'est logique, après l'avoir tant entendu.
Je prends un crayon, et sur une petite feuille, je griffonne son prénom.
Il s'appelle... Akira. Le "Akira" qui veut dire brillant, clair et intelligent. C'est un beau kanji, et un beau nom.
C'est vrai, sa voix est claire et quand je l'écoute, je peux sentir ses sentiments à travers...
Il est particulier. Il est juste différent des autres.
Et je ne sais même pas pourquoi.
⁃ Eiji?
Encore?
⁃ Oui?
⁃ Shun est venu te voir!
⁃ Je descends!
Je m'arrache encore une fois à mes réflexions et je vais à sa rencontre.
⁃ Shun-chan! Tu vas bien?
⁃ Oui, pour moi, tout va bien.
Il me tire dehors, alors que je suis en tongs, et salue Takeshi-san.
⁃ C'est plutôt pour toi que je m'inquiète, Eiji.
⁃ Pourquoi?
⁃ Tu pourras pas tenir longtemps cette comédie, tu sais. J'ai remarqué que tu n'allais pas bien depuis que tu es rentré lundi au dortoir.
C'est pas juste. S'il avait remarqué, il aurait dû me le dire.
⁃ C'est pas ça...
⁃ Eiji. Ne me mens pas. Je te connais depuis un bail, hein.
Combien d'années, déjà? Treize ans?
⁃ Je me sens bouleversé depuis un moment... et je ne sais pas vraiment comment réagir.
On s'assied sur un banc, en rue.
⁃ Bouleversé?
⁃ Tu sais... quelqu'un d'autre m'a avoué son amour.
Il éclate de rire.
⁃ Hein? T'es vraiment devenu populaire, Eiji! Finalement... t'aimes cette personne, c'est ça?
Un coup de vent balaye ma figure. J'observe un grand silence.
Moi, j'aime Matsuoka-kun?
Mais, c'est... impossible, non?
On dit que quand on aime on s'inquiète, on s'emmêle et on cherche toujours à se rapprocher de l'autre...
C'est...pour ça que... je m'inquiète?
Je prends mon poignet en main, passant mon doigt sur le misanga que Matsuoka-kun m'a donné.
Je repense au vœu que j'ai fait ce jour-là.
"Je souhaite d'être heureux."
⁃ Eiji?
⁃ Oui... enfin... je ne sais pas vraiment. Est-ce que c'est de l'amour..?
⁃ De quoi tu parles?
Oh, j'ai pensé à haute voix.
⁃ Je... je ne sais pas si c'est de l'amour. Je veux dire... c'est tellement brouillon dans ma tête.
Je...n'ai jamais ressenti pareil sentiment. C'est vrai, j'ai toujours vécu en me forçant à supporter le jour suivant, en tentant d'accepter d'être détesté, rejeté, et ce sans que je n'aie fait quelque chose qui aurait pu me le faire mériter.
Et pourtant, deux personnes se sont déclarées à moi en un mois.
Avec Nakamura, c'était flottant, comme si ses paroles étaient juste un simple compliment, vite oublié. Je pense que c'était une pensée passagère pour elle.
Et avec Matsuoka-kun... c'était différent de tout ce que j'avais vu et pensé jusque là. Ses sentiments étaient tellement forts, puissants, assez pour aller toucher mon cœur blessé.
Il m'a transmis ses sentiments, qui sont nés en lui et qui ne sont que pour moi.
Je crois que c'est à ce moment que quelque chose a bougé en moi, et que tout s'est remis en marche.
Penser, rougir, m'inquiéter, douter... Rire, le sentir léger, me plonger dans ses yeux...
Tout ça, ça ne vient pas comme ça.
Je regarde finalement Shun, et je lui souris.
⁃ Je crois que oui, je... dois probablement l'aimer.
Il ouvre grand les yeux et paraît surpris.
⁃ Vraiment, t'es enfin tombé amoureux de quelqu'un! J'y crois pas! Alors, c'est qui?
Je viens de me rendre compte... que c'est pas trop commun, mon cas.
Je... vais sûrement vivre pas mal de choses, encore, à cause de ça...
Parce c'est...
⁃ Matsuoka Akira.
Je n'attends pas le temps de réaction avant sa réponse, et je réplique, avant même qu'il ait parlé.
⁃ Mais ne dis rien. Je m'en suis rendu compte, alors, c'est trop tard, maintenant. Je dois juste oublier tout ça.
C'est vrai. Je ne peux pas m'attacher. Si je m'attache à quelqu'un, je serai blessé.
⁃ Pourquoi oublier?
Hein? Il ne me regarde pas de travers?
⁃ Tu ne me critiques pas?
⁃ Bah, c'est pas comme si je trouvais ça normal, mais ça ne me choque pas trop non plus.
"C'est pas comme si je trouvais ça normal"... C'est évident.
⁃ Hm.
⁃ Tu l'aimes vraiment? Parce que... en dehors du fait que c'est un mec... il est quand même un peu particulier. Je veux dire...
⁃ Je sais. Il se fait remarquer...
⁃ Je crois que tu devrais essayer.
⁃ Essayer?
⁃ D'être plus proche de lui. Comment veux-tu savoir si tu n'essayes pas?
Je devrais au moins me laisser une chance, même si j'ai peur d'être affecté.
Parce que cette fois, c'est lui qui est venu vers moi. Il voulait que je l'entende, que je l'accepte, et que je lui réponde.
Il est finalement entré dans mon cœur, comme il le voulait.
Je ferai de mon mieux pour exprimer mes sentiments, malgré le fait que j'ai énormément de mal à le faire. Shun a raison, je dois arrêter de fuir. Quitte à être blessé. Je me relève à la hâte.
⁃ Shun-chan, merci.
⁃ Hein? Mais, j'ai rien fait...
⁃ Merci pour tout!
Je retourne à la maison, sûr de moi. Je me sens soulagé. J'ai été honnête avec moi-même une fois pour toutes.
Pour la première fois depuis un moment, je suis heureux d'avoir parlé.
                         
                            Dimanche 18 août 2013,

Il est à peine huit heures, et je cours dans ces rues que je connais par cœur. Je vais y aller. Je me suis décidé. Après avoir longtemps réfléchi, je me suis dis que je devais faire quelque chose. Peut importe quoi.
Alors je vais aller l'attendre devant le vieux temple. Même s'il ne vient pas, j'attendrai.
Il ne saura pas que je suis là, mais je ferai comme si, et j'imaginerai. Ça sera comme avant.
Je passerai le temps. Mais c'est comme si, en allant là-bas, je deviendrais capable de l'atteindre à mon tour.
La rue est bordée d'arbres, et il ne fait pas encore trop chaud. Une petite brise me berce, entre souvenirs d'enfance et réalité, me rappelant de ces moments vécus avec lui.
Ce n'étaient peut-être que quelques minutes, mais je sais qu'un lien s'est créé entre nous. Je l'ai senti, quand je l'ai rencontré. J'ai l'impression de le connaître depuis toujours.
J'arrive, et je monte les escaliers, et je prends une grande inspiration.
Devant les petites marches du bâtiment ancien, je m'arrête, lentement.
Je ne comprends pas.
Matsuoka Akira est debout en face de moi.
Ses cheveux noirs brillent.
Nous avons eu la même idée, au même moment.

Jour de pluie (Ame no Hi) Où les histoires vivent. Découvrez maintenant