13.[Akira]

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                               Dimanche 18 août 2013,
Il est 5 heures, et je sors de chez moi. J'étouffe, ici, et j'en ai marre de cette maison. Je ne fais que jouer à éviter le reste de ma famille, enfin si on peut appeler ça "famille", et c'est pas vraiment un passe-temps que j'aime...
Si j'étais pas obligé de revenir pendant les vacances, personne ne ferait attention à moi. Alors je fais comme si c'était ça et je les ignore.
On ne s'aime pas, de toute façon.
Je me lève et je m'habille. Un pull à capuche gris, un teeshirt blanc et un jeans noir me suffiront, même s'il est encore tôt, j'ai pas envie de m'encombrer. Je plante mes barrettes dans mes cheveux sans pitié, parce que c'est tout bête mais que ça me fait rire... et je sors de ma chambre sans bruit.
Bon, la discrétion c'est pas mon fort. Vraiment pas mon fort. Je m'en fous.
Je dévale les escaliers en courant et j'enfile mes chaussures. Ce sont des sortes de bottines noires à grosses semelles. J'ai des lacets de toutes les couleurs. Je sors de la maison, enfin, c'est plutôt une sorte de château, sans que personne ne m'en empêche. Il fait presque clair dehors, mais le quartier est encore plongé dans un calme plat. Il fait vraiment froid.
Je vais où, maintenant?
Je mets ma main dans la poche de mon jeans. J'ai emmené mon portefeuille.
Je voudrais bien retourner au temple de mon enfance. L'air humide et la petite brise m'y fait penser.
Là où j'ai tant attendu Mitsukane-senpai.
J'ai peur de me perdre, si j'y vais seul, mais au moins ça m'occupera.
La gare n'est pas loin. J'espère que j'aurai un train.
                               *****

Je suis sorti de mon sommeil par une fille aux cheveux noirs. Elle me secoue lentement.
⁃ Tu descends à Kyoto?
⁃ Hein.. Euh, oui!
⁃ Tu es arrivé, alors!
⁃ Oui... Merci.
Je me relève d'un coup, encore endormi, et je descends par la porte latérale du train. Il y a beaucoup de monde à la gare. La fille qui m'a réveillé, enfin, c'est plutôt une jeune femme, est toujours à côté de moi.
⁃ Pourquoi m'avez-vous aidé?
Elle me sourit, et chipote dans ses cheveux, remettant en place la pince qui les retient en arrière.
⁃ Tu me rappelles quelqu'un... Même si tu ne lui ressembles pas du tout!
⁃ J'ai du mal à vous suivre.
Elle éclate de rire.
⁃ Tu dois aller quelque part?
⁃ Bah, c'est évident non?
⁃ T'es vraiment pas commode en fait, je retire ce que j'ai dit. Tu ressembles plus du tout à la personne à qui je pensais.
⁃ Vous pensiez à qui, à la fin?
⁃ Mon petit frère... enfin, petit... c'est le plus âgé de mes trois frères... Il a été adopté.
⁃ Ah... d'accord.
⁃ Tu vas où?
⁃ Je voudrais aller au temple.
Elle rigole encore. Le visage de Mitsukane-senpai s'affiche dans mon esprit. Il se moque de moi, lui aussi.
Mais maintenant, il va arrêter de s'approcher de moi.
⁃ Tu es à Kyoto! Il y a des temples partout, jeune homme.. Euh... c'est quoi ton nom?
⁃ Matsuoka Akira. Et vous, si je peux...
La jeune femme se calme, et
⁃ Akira-kun, alors. Je suis Watanabe Haruka. Tu cherches quoi, comme temple?
⁃ Un temple un peu vieux, sur le chemin d'une école, je pense, et avec des grands escaliers.
Watanabe-san semble comprendre.
⁃ C'est le petit temple sur la route d'Higashikō...? C'est pas trop loin, je vais t'emmener!
⁃ Merci.
J'aime pas tellement les gens qui m'accostent en rue pour me parler, parce que c'est épuisant, les gens comme ça. Mais bon, elle va m'emmener, alors je suis plus au moins sympa, enfin je crois.
Elle sort de la gare, et me fait signe de la cuire. Elle continue sur une rue tout droit, avant de tourner dans une ruelle pourrie.
⁃ C'est quoi cette odeur?
⁃ Désolée, Akira-kun, c'est juste un petit raccourci.
⁃ C'est dégueulasse quand même.
⁃ Quel caractère!
La revoilà en train de se moquer de moi.
⁃ Tu sais, si je te dé-
⁃ Voilà, on est dans la bonne rue!
On émerge de la ruelle et on arrive dans une grande allée. Je m'en souviens.
⁃ Tourne à droite, puis tout droit, et tu vas trouver ce que tu cherches.
⁃ Merci.
Elle me fait un dernier sourire en guise d'adieu et revient sur ses pas.
Le soleil s'est levé et il commence à fait un peu plus chaud. Il fait calme, il y a peu de gens. Je suis la route que Watanabe-san m'a indiquée, et j'arrive devant ces grandes marches.
Mon cœur se met à battre à tout rompre. Je me souviens de tout comme si c'était hier. Il pleuvait, ce jour-là.
Et je l'ai revu, après avoir tant attendu. Je me suis pourtant mille fois promis que je ne reviendrais pas, et je suis revenu. Alors il s'est pointé comme ça, en face de moi, en pleurs, et j'ai rien pu faire d'autre qu'un sourire, et il est parti.
Mais c'était assez pour moi.
Je ne suis plus revenu depuis ce jour là, et alors que je monte les escaliers en pierre, j'ai envie de rire.
C'est un rire nerveux qui secoue tout mon corps. J'arrive devant les petites marches du temple, et je m'arrête là.
Je m'agenouille, et je murmure pour moi-même.
⁃ C'est ironique, que je sois revenu, hein... Dire que maintenant, Mitsukane-senpai ne reviendra plus.
Prononcer ces mots à haute voix semble me briser le cœur, et je sens mes jambes trembler. Je me relève doucement.
Je prends une grande inspiration. Je dois à tout prix oublier tout ça. Je n'aime pas être dépendant de quelque chose.
L'amour, c'est vraiment une crasse, c'est pas possible. En plus, ça tombe vraiment sur n'importe qui... Si je n'avais jamais rencontré Mitsukane Eiji...
Qu'est-ce qui me serait arrivé?
Je serai sûrement encore en train de traîner quelque part.
Je n'aurais jamais connu le sentiment d'avoir le cœur qui bat la chamade, ni même l'inquiétude de ce que quelqu'un d'autre peut penser de toi, et-
Je viens d'entendre du bruit. Quelqu'un vient. Je tourne les talons. Il faut vite que je parte d'ici.
Pourquoi... Mitsukane-senpai est en face de moi?
Il a les cheveux humides, et les joues un peu rouges.
C'est la pire des coïncidences, et je pense que je deviens encore plus rouge que lui.
Je me ronge les ongles, et je suis à nouveau pris d'un rire nerveux.
Je suis à court de souffle.
⁃ Matsuoka-kun...? Se peut-il que...
Sa voix douce est agréable à entendre, et je me sens juste un peu rassuré. Je fais non de la tête.
⁃ Je ne t'attendais pas.
Il a l'air déçu, et ça le fait rire.
⁃ J'ai trop espéré?
⁃ Tais-toi.
J'ai pu lui reparler. Il se met à rire.
⁃ Tu es toujours toi-même.
⁃ C'est mal?
⁃ Non, pas du tout.
Un silence tendu s'installe entre nous, alors je m'assieds sur les petites marches, bientôt imité par lui.
⁃ Il pleuvait, la dernière fois.
Ses yeux sont levés vers le ciel, on dirait qu'il est plongé dans ses pensées.
Son visage est calme et tendre, il est agréable à regarder.
Il est tellement proche de moi. Trop près.
Beaucoup trop près. J'ai envie de le serrer contre moi, d'être enfin calmé... Un sourire est plaqué sur ses lèvres, et il est perdu dans le bleu du ciel.
Je pose une main sur la sienne, celle qui est déposée sur son genou. Et je l'attire à moi, je le serre fort contre moi. Les larmes me viennent, et je les fais disparaître, d'un battement de cils. Le soulagement, peut être?
Ses cheveux sentent bon, et il se laisse plus au moins faire. Il est chaud.
Je me recule d'un coup. Pas moyen que je sois soulagé.
Mais bordel, qu'est-ce que j'ai fait?
Je pourrais mourir tellement je suis gêné. Deux grands yeux verts sont tournés vers moi, pleins d'incompréhension.
Une grosse goutte d'eau tombe sur ma tête. Puis deux, puis trois.
Je suis face à celui que j'ai croisé il y a presque dix ans, sous la pluie, et cette fois, c'est moi qui pleure.
Parce que c'est trop frustrant.
Il se relève, et moi je cours. Je cours sous la pluie, les mèches de cheveux me collant la figure, les vêtements trempés, l'eau coulant le long de mon dos, plus rien ne m'importe.
Je suis heureux d'avoir connu ce moment. Maintenant, je ne pourrai vraiment plus le regarder en face. 
                                ***
J'entre dans le hall, la femme de ménage vient de m'ouvrir le portail. J'ai froid. Dans le train, il faisait froid, et il fait toujours aussi froid dans cette maison.
⁃ Akira-sama, bienvenue à la maison. Vous avez passé une bonne journée?
⁃ Nan.
⁃ Ah, je suis désolée d'avoir demandé.
La jeune fille s'incline.
⁃ Ne t'inquiète pas, Hanae. Je m'en fiche, de toute façon. Tout ce que j'espère, c'est de vite me casser d'ici.
⁃ Akira-sama... Vous êtes trempé. Je vais vous chercher une serviette.
⁃ Je vais me débrouiller seul.
Je la repousse et je monte les escaliers.
Je croise le regard de ce qui me sert de demi-frère. Ses yeux sont vides de toute émotion. Ça fait déjà une éternité qu'il est devenu insensible.
Je repense à la fille avec qui il était l'autre jour. La pauvre...
⁃ Akira.
Sa voix est neutre, et il parle très bas.
⁃ Ranmaru... Qu'est-ce que tu veux?
Je ne peux pas m'empêcher de le détester. Même si aujourd'hui je sais que ce qu'on m'a dit sur lui est faux. Le contact est déjà bien trop brisé.
⁃ Rien de particulier. Tu es sorti tôt, ce matin.
Ce qu'il est devenu n'est qu'une pâle copie du lui d'avant. Même si je ne m'en souviens plus trop.
⁃ Ça te regarde pas.
Il ne réplique pas, et continue à descendre. J'arrive devant ma chambre, et je l'entends parler avec Hanae.
Je m'en fous, de ce qu'ils disent. Cette maison et les gens qui y vivent me dégoûtent. C'est comme ça depuis un long moment maintenant.
Juste parce que ma famille est riche, mes grands-parents voulaient que mon père épouse une riche.
Mais il ne l'a pas fait. Il a eu deux enfants de cette union avec une femme pauvre qui n'était autre que ma mère. À l'annonce de la deuxième grossesse de ma mère, mes grands-parents ont décidé de forcer mon père à faire un autre enfant avec une "fille digne", autrement ils s'arrangeraient pour se débarrasser de ma mère.
Ils l'ont donc remarié à une fille d'à peine mon âge et mon père lui a fait un enfant, tout ça pour notre bien.
J'ai vécu pendant quatre ans avec ma sœur, ma mère, Ranmaru et la sienne. Mon père était très occupé, mais il vivait plutôt bien la situation.
Jusque là, tout va bien.. Seulement, un jour, mon père a emmené tout le monde en balade, et laissé ma mère seule à la maison. C'est la dernière fois que je l'ai vue. À notre retour, mes grands-parents ont expliqué à mon père la situation.
Ils ont bien fait disparaître ma mère, et même maintenant, je ne sais pas ce qu'elle devient.
Mais comme il est faible, il n'a rien fait. Il n'a rien pu faire d'autre que de ne pas reconnaître Ranmaru comme son fils légitime. Je ne veux pas d'un père aussi inutile. Je ne peux pas l'accepter.
D'où le fait que mes grands-parents m'aient raconté, alors que j'avais quatre ans à peine, que c'était de sa faute si ma mère était partie.
Alors j'ai commencé à le détester, et mes grands-parents à le maltraiter.
Même si c'est évident que c'était un mensonge, je ne peux pas faire autrement que de le détester. Parce que c'est comme ça depuis toujours.
J'entre dans ma chambre et je cours me blottir sous ma couverture. Je suis complètement bouleversé. Je repense encore à ce que j'ai fait à Mitsukane-senpai.
Qu'est ce qui m'a pris? Je suis devenu fou?
Tout mon corps tremble encore, et l'odeur de ses cheveux, la chaleur de son corps brûle encore en moi.
Je ne sais pas ce que je vais faire quand l'école reprendra... Est-ce que je pourrai lui faire face à la rentrée?
Sûrement pas.
Les vacances sont bientôt finies. Enfin, il reste deux semaines. J'aurais jamais pensé vouloir qu'elles se finissent.
Je me sens misérable. Alors que j'avais enfin pu revoir Mitsukane-senpai et lui reparler normalement... J'ai tout gâché.
Et le pire, c'est que j'arrive même pas à regretter.
J'en ai marre de rester ici.
J'étouffe. 
                              ***
                              Lundi 2 septembre 2013,

J'ai passé plus de temps à me plaindre qu'autre chose. Finalement, l'école va reprendre et je n'ai absolument rien fait.
J'ai pas fait mes devoirs de vacances, et j'ai même pas rempli ma fiche de dortoir définitif.
Chaque année, à cette période, on nous donne ce foutu document qui demande qu'on choisisse quelqu'un qui va rester dans notre dortoir toute l'année.
Qui voudrait dormir avec moi, sérieux?
Pfff, je suis pas du genre à me poser ce genre de question dès le matin.
Je m'habille lentement, espérant arriver le plus tard possible, et éviter de me faire choper pour les devoirs de vacances, même si j'en suis sûr, Yuuya-sensei s'y attend déjà.
J'ai tellement pas envie d'aller à l'école, et pourtant, j'ai pas non plus très envie de rester en vacances.
Je sais pas quoi faire, c'est fatiguant.
En plus, je vais d'office recroiser Mitsukane-senpai, et on peut pas dire que je m'y suis préparé mentalement.
Je sais pas si mon cœur tiendra le choc.
Je sors de mon dortoir à la traîne, et je descends les escaliers.
⁃ Akira!
Je tourne la tête, déjà épuisé, vers la personne qui a le courage de venir me parler de si bon matin. Ah, c'est Jiro. Ça m'étonne pas trop.
⁃ Jiro.
Il est surexcité, comme d'habitude.
⁃ T'as passé de bonnes vacances?
⁃ Nan. 
⁃ T'es de mauvaise humeur, pour changer.
⁃ Pas spécialement.
⁃ Aha.. et alors, avec Eiji?
⁃ Tu veux dire quoi par "avec Eiji"?
⁃ Bah tu sais... Enfin, t'es tellement... lisible que... T'attends un peu plus de lui qu'une amitié, nan?
⁃ Si tu sais tout à ce point, autant te dire que c'est le bordel.
Son visage se tord en une expression inquiète.
⁃ Ah... Bon, il va bientôt sonner, faut se grouiller.
Il me prend par le poignet et se met à courir.
Qu'est-ce qui lui prend? Je m'en fous, d'être en retard moi.
On arrive dans le hall principal au moment où la sonnerie commence à hurler.
J'ai quoi, comme cours?
⁃ Matsuoka?
⁃ Nakamura.
⁃ Déjà perdu? T'as math en première heure, dans ta classe.
⁃ Oh.
Je me dépêche de monter les escaliers et j'arrive, un peu en retard.
⁃ Désolé d'arriver seulement maintenant.
Yuuya-sensei me regarde, avant de me sourire. Son air me dit "je m'en doutais", et il me fait signe d'aller m'asseoir au fond.
Mitsukane-senpai est à nouveau tout devant.
J'évite de croiser son regard quand il se retourne.
⁃ Bon, maintenant que Matsuoka-kun est arrivé, je vais m'adresser aux cinquièmes années. Je vous ai déjà expliqué le principe des dortoirs définitifs, alors j'aimerais bien recevoir vos papiers. Hiroki-san, tu peux les ramasser?
Hiroki Aya se lève, et se met à rassembler les fiches dans les bancs. Je sors la mienne, que je n'ai miraculeusement pas encore perdue. Je n'ai écrit que mon nom, comme d'habitude.
Elle passe finalement devant moi, et reprend ma feuille, jetant un regard dédaigneux sur les simples mots écrits là.
Elle doit sûrement penser "Encore un mec sans amis...", et c'est tant mieux, je n'en ai pas, de toute façon.
⁃ Concernant les sixièmes, j'aimerais maintenant récupérer les vôtres aussi.
Ah, il est aussi titulaire des 6-13 et 6-14, ainsi que de la 5-11, la classe de Nakamura.
Je me demande comment il peut se rappeler de tous ces horaires différents.
J'ai déjà du mal à suivre un seul horaire, moi.
⁃ Les cinquièmes et les sixièmes peuvent partager un dortoir ensemble, si vous voulez.
Mitsukane-kun se penche vers son voisin de gauche pour lui glisser quelque chose.
Je devrais arrêter de le regarder.
Je laissé tomber ma tête dans mes bras. Ça va être une longue journée.

Jour de pluie (Ame no Hi) Où les histoires vivent. Découvrez maintenant