Chapitre 1 - Le début et la fin (12)

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Seules deux possibilités s'offraient aux habitants pour quitter le tell. La plus courante était par la petite porte et les pieds devant. L'autre était de passer par l'embarcadère au sommet de la Zone 3. Mais peu y avaient droit, il fallait attendre son tour, et personne n'entendait plus parler de ceux qui cédaient à cette tentation. Partir pour Utica. Et ne jamais revenir. Qui pouvait raconter ce qu'il avait vu au-delà des hauts murs qui ceinturaient les bas-fonds et signalaient la limite du Ghetto ? Une fois le portail d'entrée franchi, personne ne semblait pouvoir sortir de ce pourrissoir que constituaient les pentes.

Alyss ne connaissait pas le Ghetto de nuit. Partout où son regard se posait, elle ne voyait que des visages émaciés, des bouches édentées, des yeux criant à la faim et au meurtre. Ces gens-là ne pouvaient espérer aucun salut. Dans les rues animées, des portes claquaient sur les faces ternes, dissimulant de bas commerces. Alyss rabattit la capuche de sa cape et enfonça sa tête dans ses épaules. À l'angle d'une ruelle, son regard croisa celui de deux crasseux. Mi-vagabonds, mi-conteurs, leur talent résidait dans leur capacité à se nourrir de l'air du temps sans peser sur personne. Ils étaient surtout la mémoire du Ghetto. C'était cette mémoire qui empoissait les pentes. En la cultivant, chacun se retrouvait prisonnier d'un carcan de principes que seule la loi du plus fort avait édictés.

L'histoire de la Zone 3 était avant tout celle d'un exode. Celui de millions de personnes, dont les aïeux d'Alyss faisaient partie, eux qui avaient fui la misère et les terres rendues infertiles par les pluies d'huile de pierre plusieurs décades auparavant. Un pied devant l'autre vers l'inconnu, à défaut de rien. Car l'incertain était toujours quelque chose de tangible. Le néant, quant à lui, demeurait insaisissable. Après des années d'errance, ils avaient échoué tels des naufragés au pied de ce qui était désormais le Ghetto.

Cela s'était passé bien après l'explosion qui avait sonné la fin de la Dernière Guerre, que les parents d'Alyss n'avaient pas connue, que leurs parents, leurs grands-parents et même leurs arrière-grands-parents n'avaient pas vécue. Peu de temps après la catastrophe, le vent acide avait propagé la rumeur de l'émergence d'un leader. Et avec lui l'espoir était revenu. Protée avait bâti la Zone 3, accueilli, nourri et protégé toutes les créatures qui s'y étaient réfugiées. Mais toutes n'y étaient pas arrivées et toutes n'y étaient pas entrées. Les plus atteints par la maladie ou la folie, ceux qui n'étaient ni forts ni bien portants, étaient restés en route. Quant à ceux qui étaient arrivés en vue de la Zone 3, mais dont le pedigree et l'état d'esprit belliqueux s'accordaient mal à la constitution d'une colonie de survivants, ils avaient été abandonnés au pied de l'enceinte de béton. Pour quelques humains sauvés, combien de squelettes blanchis derrière les barbelés ?

Cette histoire avait été partagée par tous, et leurs descendants se devaient de la connaître par cœur. Une histoire qui relevait désormais du mythe. Protée avait aussi promis de rebâtir un monde nouveau, un monde plus beau vers lequel tous ses enfants pourraient partir un jour. Le guide avait alors fait grandir un embryon de cité, quelque part dans l'océan. Car c'était dans l'eau que tout avait commencé et que tout devait recommencer.

Mais au fil des années, des masses humaines, affamées et toujours plus nombreuses, s'étaient écrasées par vagues successives au pied du Ghetto, repoussant toujours plus loin la plate-forme d'embarquement de la Zone 3.

Et tous rêvaient d'Utica.

Rêves d'UticaOù les histoires vivent. Découvrez maintenant