Chapitre 1 - Le début et la fin (1)

29 4 3
                                    


L'odeur aigre de la sueur que seule la peur peut provoquer. Son goût acide sur les langues sèches. Le cliquetis de trois graviers qui roulent sur les tôles ondulées. Quinze gosses qui dévalent la pente du tell, des cailloux plein les poches. Leurs cris excités par une haine aveugle et immature. La poussière qui voile tout et qui se colle aux bouches hurlantes. La course effrénée sous le soleil cuisant de midi. Les mains hésitantes et malhabiles qui dégainent leurs armes de fortune. Les premiers ricochets imprécis sur les planches des palissades alentour. La distance raccourcie malgré l'espoir d'en réchapper. Les haleines viciées d'estomacs affamés qui soufflent sur sa nuque. Et soudain, le premier choc. La brûlure du cuir percé et du sang fuyant à son tour. Sa tête qui bascule vers l'avant, un vertige, son pied qui trébuche, la chute inévitable, les cailloux qui continuent à pleuvoir, les mains qui agrippent et déchirent ses vêtements sales, les coups de pied et de poing remplaçant les jets de pierres, l'odeur poisseuse qui envahit sa gorge, le goût métallique dans sa bouche, son sang qui abreuve la terre de la ruelle, les râles rauques qui recouvrent les cris essoufflés, ses yeux brûlés par le sel des larmes, ses bras qui protègent son visage, et puis, plus rien. Ne subsistent dès lors que la douleur, la peine et la honte.

Une goutte de sueur se mit à perler sur son front. Alyss ne sut pas si c'était la peur ou la chaleur du soleil qui l'avait fait naître. À ce moment précis, elle s'en fichait. Dans un temps qui semblait suspendu, le fluide s'accrocha à son sourcil, roula lentement sur sa joue et s'écrasa à ses pieds. L'eau percuta le sol induré avec un son mat, sortant l'adolescente de sa torpeur. Alyss se retourna vivement, les sens alertés par le cliquetis de trois graviers roulant sur les tôles ondulées. Cela avait déjà commencé. Comment avait-elle pu se faire dépasser à ce point ? La vision était trop proche, presque instantanée. Alyss n'avait plus le temps de réfléchir. Elle savait qu'elle ne devait en aucun cas être atteinte. Pas cette fois, pas encore. N'écoutant que son instinct, elle s'élança dans la pente.

— La v'là ! Faut pas qu'elle s'échappe !

Les pieds de la jeune fille martelaient la terre jaune sale, soulevant des gerbes de poussière. Ses bottines maculées et hors d'âge menaçaient de rendre l'âme, mais il fallait qu'elles tiennent bon. Les cris se rapprochaient. Alyss serra les dents et allongea sa foulée. Elle glissait plus qu'elle ne courait dans la descente, dérapant sur les gravats, sacs et autres détritus abandonnés au vent de sable. Elle sauta par-dessus un muret de terre crue et pivota promptement derrière une clôture, bousculant au passage quelqu'un qu'elle ne prit pas le temps de reconnaître.

La femme brandit son poing fermé dans la direction d'Alyss. Pour qui se prend cette gamine ? C'était déjà assez dur comme ça de vivre dans le Ghetto. Et la matrone croyait fermement que, quand on avait passé un certain âge et acquis la laideur nécessaire à une relative tranquillité, on était en droit d'attendre son rendez-vous avec la mort sans être bousculée en pleine rue. Elle avait été suffisamment emmerdée toute sa vie et aspirait désormais à un peu de repos. Claudiquant à petits pas grinçants vers l'ombre de sa cabane, la vieille fut percutée de plein fouet par un des gosses des rues lancés à la poursuite d'Alyss. La tête de la femme heurta lourdement le sol tandis qu'une dizaine de pieds sales piétinaient sur leur passage le sang épais qui commençait à s'échapper de son crâne.

Alyss ne s'était pas retournée. Une longue mèche châtain vint se coller à la sueur déposée sur sa joue encore ronde de l'enfance. Rejetant ses cheveux en arrière pour se dégager les yeux, la jeune fille manqua de glisser sur une planche qui masquait une flaque brune. Les pieds mouillés, elle se rattrapa de justesse à un poteau incliné, arbre déraciné sous le poids de sa ramure de câbles filant vers quelques fenêtres entrouvertes.

Avec la chaleur, une croûte s'était déjà formée sur le cuir de ses bottes. La boue se fissura puis se détacha en fines plaques irrégulières sous les battements répétés des pieds d'Alyss. Le cœur de l'adolescente s'aligna sur ce bruit qui s'accélérait de seconde en seconde. Chaque pulsation heurtait douloureusement sa poitrine, rendant sa respiration sifflante. Combien de temps allait-elle pouvoir tenir à ce rythme ? La sueur ruisselait sur son corps frêle, imprégnant au passage sa chemise et son pantalon informes et brun clair, couleur de la terre du tell. Le meilleur des camouflages. La moiteur saline qui s'attachait à sa ceinture abrasait à chaque mouvement la peau fine de sa taille. Mais la distance entre elle et ses poursuivants augmentait. Ses efforts étaient récompensés. Car Alyss avait appris à courir vite.

Rêves d'UticaOù les histoires vivent. Découvrez maintenant