Chapitre 1 - Le début et la fin (2)

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De toutes parts, les imprécations fusaient :
— La Rêveuse, viens là ! De toute façon, on t'aura !
— C'est vrai, c'qui dit, le Singe ! On aura ta peau, la Rêveuse !
— Et on saura quoi en faire !

Ses poursuivants partirent dans un rire gras et essoufflé qui résonna entre les murs vides. À cette saison, la chaleur de la journée repoussait les habitants du Ghetto vers l'intérieur de leurs cahutes, plus fraîches car excavées dans la glaise. Ainsi, sans entraves, l'écho de ce rire sadique se répercuta sur les tôles et dans les gouttières. Il rebondit, métallique, dans une marmite située non loin d'Alyss. Le poil de la jeune fille se hérissa. Elle savait très bien que le Singe et ses complices n'allaient pas en rester à leurs derniers méfaits. Leur sauvagerie allait croissant avec les années. À la multiplication des sons et des cris de la course-poursuite, Alyss devina que ses tourmenteurs s'étaient séparés pour mieux refermer leur étau. Le Singe était futé, en effet, et sa malice malsaine avait eu tôt fait de le propulser à la tête des jeunes voyous du Ghetto. Mais Alyss savait désormais anticiper les coups.

Les gamins suivaient leur chef de manière aveugle. Ils le vénéraient, bien entendu, mais surtout ils le craignaient. Ils redoutaient ses humeurs et ses lubies, ses coups de sang et ses marottes. Combien s'étaient retrouvés à quatre pattes au bout d'une laisse, imitant les cris d'un raton de foire ? Combien avaient perdu, qui une oreille, qui un doigt, pour un mot de trop ? Et sans moyens pour réparer. Ça, c'était réservé aux grands. Mais les délinquants de la bande du Singe savaient que, malgré les risques, rester dans son sillage offrait certains privilèges. Comme l'accès aux artéfacts les plus rares du Ghetto. Voire à de la bouffe. Alors ils se pliaient à sa volonté. Le dernier caprice en date du Singe était de ratatiner la Rêveuse. Donc, ils allaient ratatiner la Rêveuse. Même si les gosses ne savaient plus très bien pourquoi. Elle avait déjà eu ce qu'elle méritait la fois précédente, cette chieuse. Franchement, les vauriens se demandaient ce que le Singe lui trouvait. Mais tous, y compris les plus jeunes, couraient, et continueraient à courir pour le Singe. Jusqu'à tomber de fatigue.

Après une bonne heure sous le cagnard, et ne sachant plus par où diriger ses pas, Alyss changea de stratégie. Elle grimpa lestement sur un appui de fenêtre et s'agrippa au rebord coupant d'un toit. Ses doigts hâlés se perlèrent de rouge. Elle verrait ses coupures plus tard. Pour le moment, l'adolescente continuait sa course à près de trois mètres du sol, rebondissant sur les tôles trop souples, évitant tour à tour linge étendu, câbles enchevêtrés et racines écrasées, qui séchaient dans la poussière entre les ondulations du métal. Au passage, elle tira plusieurs habitants de leur sieste, lesquels se mirent à gueuler de l'intérieur de leurs cabanes. La manœuvre n'avait pas pour but la discrétion. Alyss avisa un faîte plus élevé que les autres et embrassa les environs du regard. La plate-forme de la Zone 3, située au sommet du tell, était masquée par son éternel nuage de fumée brune. Elle recommençait à projeter son ombre sur le Ghetto, comme l'aiguille unique d'un cadran solaire titanesque. Midi était passé depuis un bon moment déjà, mais le jaune du ciel restait aveuglant. Alyss devait tenter de semer ses poursuivants en se réfugiant dans cette pénombre.

Un, deux... sept.

Il y avait encore sept types à semer. De ses harceleurs, il ne restait que les plus coriaces, ceux qui voulaient vraiment leur part du butin. Les autres avaient déjà dû abandonner la poursuite, par flemme ou par fatigue. Et c'était déjà ça de pris.

— Elle est là-haut, la petite pute ! Ne la ratez pas ! s'écria le Singe en pointant le toit du doigt.

Les cailloux recommencèrent à grêler sur les tôles. L'adolescente recula la fournaise du métal perçant le cuir de ses bottes. Elle redescendit promptement du toit et se cacha des regards derrière de grands draps tachés d'huile. Sept. Alyss possédait au fond d'elle-même la certitude que, cette fois-ci, elle allait s'en tirer. La touffeur de la venelle dans laquelle elle venait d'atterrir la poussait plus bas dans la pente, à la recherche d'un peu de fraîcheur pour sécher la sueur qui poissait ses frusques. Et pour souffler les miasmes de peur qui collaient encore à sa nuque. S'en sortir indemne. À ce moment, Alyss passa dans le côté obscur du tell.

Rêves d'UticaOù les histoires vivent. Découvrez maintenant