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Cette fois Ruby n'a pas oublié son collier avant de partir. Elle le triture même sans cesse et me lance des regards furtifs de temps à autres avec quelques sourires gênés. C'est le comportement qu'elle a chez Theo, dans le bus, et même une fois arrivée en cours. J'ai beau lui demander ce qui ne va pas, montrer mon inquiétude, rien n'y fait. C'est donc un début de matinée certes chaud et ensoleillé, mais bien calme. Je sais que c'est aujourd'hui qu'arrivent les résultats de nos premiers contrôles de l'année. Je ne suis pas convaincu par le fait que ce soit ce qui expliquerait son comportement, mais j'essaye de me faire une raison : si quelque chose de grave était arrivé, elle m'en aurait informée.

Qu'il s'agisse du cours de Littérature ou d'Economie, je n'ai visiblement pas employé la meilleure technique de révision. A vrai dire, je n'ai pas réellement compris ce que je lisais et étais sensé apprendre. Ces cours n'ont rien à voir avec ceux qu'on essayait de nous enseigner au Centre. Ils sont plus complets, plus compliqués. Il y a des années que je n'avais pas dû faire face à un contrôle digne de ce nom étant donné que je n'ai été inscrite à aucune école depuis mes 13 ans.

- 07/20 au cours précédent et 08/20 à celui-là... - souligne chaleureusement Ruby à la fin du cours.

- Faut voir le côté positif, je suis en progrès.

- Je peux t'aider si tu veux. – La cloche a sonné il y a 5 minutes de ça et des élèves de tout âge se ruent vers la cantine ou leur lieu habituel de déjeuner. Aujourd'hui Ruby a insisté pour que nous mangions ensemble, juste elle et moi. C'est pourquoi nous nous dirigeons vers notre lieu habituel : les gradins. Plus nous nous en rapprochons et plus les bruits s'estompent. C'est ce que nous aimons à propos de ce lieu, son calme. La chaleur de ce matin est plus pesante mais est adouci par une légère brise fendant l'air que rien ne retient sur ce large terrain de foot. – J'ai de plutôt bon résultats en général en Economie, donc si ça t'intéresse je peux te venir en aide.

- Tu sais que t'as pas besoin d'excuse comme ça pour passer plus de temps chez Theo, pas vrai ? – Ma taquinerie ne la fait pas autant sourire que d'habitude et mon inquiétude réapparait. – Qu'est ce qui se passe ?

- De quoi tu parles ?

- T'as l'air ailleurs depuis ce matin, et surtout n'essaye pas de me mentir à propos de ça ! – J'ajoute alors que je la vois prendre une grande inspiration avant d'essayer de répliquer. Elle se rétracte et recommence à jouer avec son pendentif comme elle l'a fait tout à long de la matinée.

- C'est juste... En fait c'est par rapport à toi. Ca fait quelques nuits que je dors près de ta chambre et à chaque fois je t'entends faire un cauchemar qui semble bel et bien réel pour toi. T'as l'air de te débattre et tu prononces des « non » de temps à autre plus ou moins fort. T'as carrément cogné le mur ce matin !

« Au moins la douleur était bel et bien réelle » me dis-je sans pour autant lui répondre. Je n'avais pas l'impression de les extérioriser et que quelqu'un aurait pu les entendre. Bien qu'elle ne fasse allusion à rien de particulier, je me demande jusqu'où vont mes paroles lors de ces cauchemars.

- C'est... c'est des scènes de ma vie que je me remémore de temps à autre. Enfin, surtout une scène en particulier en général. Et si je rêve d'autre chose c'est souvent en lien avec cette scène ou je finis par retourner vers elle. Parfois je peux la revivre entièrement en une seule nuit. D'autres fois ça peut me prendre quelques semaines voire même quelques mois, et de ce fait je ne fais pas forcément des cauchemars tous les jours. Mais à chaque fois je sais qu'ils ne s'arrêteront pas tant que je ne serais pas arrivée au bout de la scène. C'est graduel, et... en général le dernier cauchemar est celui qui est le plus difficile à surmonter après coup. C'est celui que j'anticipe le plus aussi... et là, je sais que j'y arrive. Normalement, il ne m'en reste plus qu'un.

Le temps que je finisse mon explication, nous arrivons aux gradins et nous nous installons. Je ne m'en étais pas rendu compte mais ma respiration s'était faite de plus en plus irrégulière au cours de mon discours, si bien que je me sens physiquement obligée de prendre une grosse bouffé d'air frais tout en m'asseyant. Je regarde alors droit devant moi, ce grand terrain, vide, pour que mon esprit en fasse de même.

- Hey... – Je suis doucement ramenée à moi-même par sa voix inquiète et calme, par son regard qui l'est tout autant, par sa main qui se pose délicatement sur ma cuisse et dont le pouce initie des mouvements réguliers tentants de me rassurer. – Peu importe ce que c'est, tu peux tout me dire... qu'est-ce qui s'est passé ?

- C'est juste... – La confiance est présente mais les mots ne le sont pas. Je me focalise à nouveaux sur le terrain en espérant trouver l'inspiration. En espérant que ma bouche devienne miraculeusement moins pâteuse. Mais rien n'y fais. Je sens mes yeux s'humidifier face à la réalité de cette situation mais je ravale mes larmes. Rien ne coulera, mais ce n'est pas pour autant que le timbre de ma voix ne me trahi pas. – Je peux pas... j'y arrive pas...

Je me tourne vers elle et rencontre des yeux rougeâtres alors qu'elle hoche la tête. Sans que sa main droite ne bouge de là où elle se trouve actuellement, sa main gauche attrape mon visage de manière à l'accompagner jusqu'à son épaule, là où je vais pouvoir me reposer. Ses deux pouces ont désormais un mouvement régulier : un sur ma cuisse, l'autre sur ma joue. Quelques paroles l'échappent de temps à autres comme « c'est pas grave » ou « tout va bien maintenant » et je sens ma respiration se réguler. Jusqu'alors, j'arrivais à me contenter de jouer avec mes mains pour faire évacuer le stress, mais je ressens le besoin de tenir quelque chose, quelqu'un. Je commence alors à me distraire avec la sienne et les légères sensations tactiles suffisent à m'apaiser, si bien que je n'ai plus besoin de contrôler les quelques larmes qui demandaient à couler. Après quelques secondes nos doigts s'entrecroisent et je sais que nous allons rester dans cette position, semblant si naturelle, pendant encore un bon moment. Les restes de mon rêve – ou plutôt souvenir – ne sont surement pas loin puisque je sens mon rythme cardiaque s'accélérer de nouveau. Mais je ne suis plus inquiète. Du moins plus autant qu'avant.

The Odds Of A FoxOù les histoires vivent. Découvrez maintenant