Pas besoin d'aide

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CariusBaboo
Lundi, 12h et 24 minutes

J'ai eu un excellent week-end. J'ai passé mon dimanche après-midi en compagnie de ma copine. Elle est passé me voir, puis j'ai été la conduire chez elle. Je crois que mère sait qu'elle et moi nous sommes bien plus que de simples amis, comme je m'entête à le lui dire. Je redoute l'idée d'aborder de telles choses avec elle. Je ne sais pas comment elle prendrait ça. Elle peut être étrange quand elle le souhaite, maman.

Je finis de manger et je quitte la cafétéria. Je n'ai pas du tout aimé ce qu'on a cuisiné aujourd'hui. Ça fait plusieurs semaines que les cuisiniers s'amusent à nous donner n’importe quoi à manger et le pire, j'ai comme  l’impression d'être le seul à en être conscient. Rien qu'à voir comment les autres dévorent leurs plats. La faim quand tu nous tiens!

Je croise Victor à la porte de la cafétéria. Mon cœur manque un arrêt. Il me regarde étrangement, puis marmonne: 

« Salut… »

Je ne suis pas certain d'avoir bien entendu. Victor vient peut-être de me saluer. Je bafouille une salutation assez bizarre en guise de réponse et m'empresse de disparaître. J’ignore ce que Victor mijote, mais il ne m'aura pas avec son air d'homme rédemptionné.

Je me dirige vers la bibliothèque. Le seul endroit où je suis certain de ne pas trouver grand monde en ce moment. J'emprunte Ébène de Ryszard Kapuscinski et m’assoies sur un banc vide. Trois personnes occupent la bibliothèque à cette heure: les deux bibliothécaires et moi. J'y suis habitué depuis longtemps. Les livres n'attirent pas toujours grand nombre.

Je consulte l'heure. Il est déjà 12h et 34 minutes. Au moins j’arriverai à lire un ou deux chapitres avant la sonnerie. Je me laisse petit à petit bercer par les mots de l'auteur, faisant le vide autour de moi. Les rires des élèves en bas sous la cour de récréation deviennent des murmures pour ensuite s’estomper totalement. J'ai toujours aimé ces moments de communion entre moi-même et un livre. C'est comme si pouvais devenir plusieurs personnes à la fois tout en restant moi-même. Être ici et partout ailleurs en même temps. Je n'ai plus aucun doute sur ce point, je suis fait pour lire.

Quand j'entends la sonnerie stridente  s’échapper des speakers placés çà et là des bâtiments du secondaire, je relève enfin la tête. J'ai déjà atteint la page quarante-sept du livre, un pur classique!

***

Lundi, 13 heures et 36 minutes.

Notre professeur de physique nous a collé un contrôle surprise après la récréation. Nos protestations n'ont pas permis au monsieur de revenir sur sa décision. Je n’ai rien révisé pendant le week-end. Du coup, c’est une belle bataille que je mène pour résoudre les exercices que ce dernier nous a donnés à faire. Certains ont déjà abandonné, n’arrivant à rien faire. Je dois avouer que les tests « surprises » de ce professeur ne sont plus des surprises, tellement il nous a fait le coup à maintes reprises tout au long de l’année. Pourtant, j’ai toujours eu la flemme de n’être jamais au point quand ça arrive. Je ne suis pas trop calé en Physique, ni en mathématiques d’ailleurs, il me faut les pratiquer un peu plus que les autres matières si je veux avoir une note convenable. Ça a toujours été ainsi, et à chaque petit relâchement dans ces domaines, mes notes tendent à dégringoler.

Lorsque le professeur nous ordonne de déposer nos plumes et crayons, je n’ai fait que trois exercices sur cinq. Je ne me suis pas trop mal sorti après tout. Je regarde la mine déconfite qu’affiche Fénelon. Lui non plus n’a pas brillé apparemment.

Je regarde Florentine sortir de la salle de classe. Je ne la quitte pas des yeux. Elle semble se diriger vers les toilettes pour fille. Je sens qu’elle ne va pas trop bien. Mais cette fille est comme le roc, imperturbable comme elle, il n’y en a pas. Je me promets de l’aborder après les cours, avant qu’elle ne rentre chez elle.

***

Lundi, 14 heures et 3 minutes

Le vacarme des élèves à la sonnerie finale est un fait qui sans doute ne changera jamais. J’ai grande peine à quitter la salle, à cause d’un groupe qui discute des matches de football à venir. J’ai appris qu’ils pariaient entre eux. C’est une question de temps avant que le directeur de la vie scolaire ne découvre ce petit trafic. Ça a toujours été ainsi, ils se trahissaient entre eux, de vrais balances ceux-là.

Barcelone, Real Madrid, Manchester, Paris Saint-Germain, Messi, Neymar… Ça fait une éternité depuis que je n’ai pas regardé un match de football. Je n’y ai jamais rien compris d’ailleurs. En troisième, au cours de sport, notre éducateur physique avait l’habitude de nous faire jouer au foot. J’étais une vraie catastrophe, n’arrivant pas à converser le ballon pendant plus de cinq secondes. J’y tombais dessus, parfois on me renversait tel un vieux papier. Une fois, à l’unanimité, les autres joueurs m’avaient gentiment demandé de quitter le terrain, après m’être mis un but dans mon propre camp. La honte ! Mais bon, tout ça, c’est de l’histoire ancienne. Je me demande qu’est-ce-qui me ferait remonter à nouveau un terrain de football.

Quand je vois Florentine, je cours vers elle. Elle me sourit. Je lui demande :

« Tu rentres chez toi ? »

« Oui… »

Je marche à ses côtés. Sa démarche est bien lourde. Je dis :

« Tu as eu une bonne journée, Flora ? »

Poursuivant notre route, elle me répond : 

« Tu sais que je déteste quand tu m’appelles ainsi, Sanon… (elle s’arrête de parler un court instant, le souffle haletant, puis elle reprend), Je t’ai cherché partout lors de la grande récréation. Tu étais où ? »

Elle n’a pas répondu à ma question. Je ne peux m’empêcher de la regarder. Elle a perdu beaucoup de poids ces derniers temps. A chaque mouvement qu’elle fait, j’ai comme impression qu’elle va chanceler. Peut-être suis-je en train de me faire des idées, comme c’est bien souvent le cas.

« Là où je me trouve d’habitude, à la bibliothèque. »

« Oh zut, quelle idiote je suis ! »

Elle s’arrête près du bar et s’achète un bidon d’eau dont elle vide d’un trait le contenu. J’ouvre de grands yeux, je lui demande :

« Qu’est ce qui ne va pas, Florentine ? »

Ma question semble lui prendre de court, l’expression effarée de son visage me le confirme. Jetant à la poubelle sa bouteille vide, elle rétorque :

« Pourquoi me demandes-tu cela ? »

«A cause de tout ça… »

Je marque une pause, et je reprends :

« Tu sembles si patraque. Tout en toi indique que tu ne vas pas bien. Je m’inquiète pour toi, sincèrement. »

Elle reprend sa marche, ce qui me force à faire de même. Elle me dit d’un ton vague :

« Je suis juste exténuée, Sanon. Tu n’as pas à t’en faire. »

« Mais c’est faux ! Et tu le sais très bien ! Tu as raté un nombre incalculable de jours depuis le second trimestre. Il m’arrive de t’observer tu sais. Tu as la démarche lente… »

Elle me coupe vivement la parole :

« Tu m’espionnes maintenant Sanon ? »

Elle semble visiblement énervée. Je tente de la rassurer :

« Non, je suis ton ami. Et je m’inquiète pour ta santé, c’est tout ! »

Elle s’arrête brusquement, tout en posant un regard glacial sur moi, elle me répond avec du mépris dans la voix :

« Tout cela ne te regarde en rien, Sanon ! Je ne crois pas que tu sois un médecin ? Comment m’aiderais-tu si j’étais malade ? Dis-moi donc, Sanon ? »

Sa réaction est la preuve qu’elle a un problème. Je ne persiste pas. Continuant à me fixer durement, elle ajoute :

« Et ne me suis pas, Sanon ! J’ai la démarche lente, je risquerai de te ralentir ! »

Je la regarde s’éloigner rapidement. J’attends deux minutes et je prends également le chemin de la sortie. J’ai à peine le temps de la voir, assise à l’arrière d’un taxi qui s’éloigne

Sanon IVOù les histoires vivent. Découvrez maintenant