La journée est bien entamée. Fred gigote sur son banc. Il a froid, il gèle. Il est littéralement congelé et se retient de claquer des dents. Lemonnier est sur le banc de devant, un sourire indélébile fixé sur les lèvres. Fred, il aurait rêvé de tout, sauf d'être là. Puis, quelle idée de se marier en hiver ?Il se rappelle, le temps que Mathieu se présente devant le maire avec son air ravi et manipulateur, son propre mariage, en petit comité, sans même la famille, rien qu'entre sa femme et lui, rien que tous les deux, jeunes et fous. Juliette lui demande souvent de quoi ont été faits les jours du couple qu'ont formé ses parents. Marquand essaie toujours de se rappeler de sa gueule d'ange à lui, et de la fermeté de Flora, qui la rendait si séduisante. Sa mémoire lui présentait parfois, dans ces moments-là, des souvenirs indicibles. Alors il masquait. Mais aujourd'hui, Fred n'est pas heureux. Il n'est même pas le contraire. Il n'est rien, il est creux, comme inutile.
Les regards se braquent sur l'arrière de la fameuse salle des mariages. Et c'est comme un rêve. C'est comme s'il était plongé ailleurs qu'ici, dans ce trou à rats, dans ce cauchemar sans fin et sans issue... Non, il est bien plus loin, bien plus haut... Parce que c'est lui — et seulement lui — qu'Alice regarde, les yeux mouillés et rieurs. Un instant, il hésite à se demander s'il rêve. Mais qu'importe... Alice est là, merveilleuse, unique, importante, aussi sublime qu'elle l'a toujours été mais avec une robe blanche en plus, une robe angélique qui ajoute à son charme et à la grandeur de son âme de femme.
Elle fait quelques pas, son père à son bras, il a l'air heureux lui aussi. Alice l'a briefé ? Jacques s'est vraiment plié à la connerie de la marier à Mathieu ? Et tout s'efface... le rêve, la blancheur de la robe et de la peau douce d'Alice, et ses yeux, qui de toute façon, inévitablement, sont présentement tournés vers son « fiancé » — pour l'instant, Marquand, pour l'instant, parce qu'ensuite, elle l'appellera « mari ». Quoi : Jacques est d'accord ? Son cœur s'emballe. Fred avait quelqu'un sur qui compter, jusque là. Quelqu'un de lucide, d'éveillé, de réaliste ! Est-ce qu'il va se réveiller ? Sans réfléchir, Fred se mord le pouce : ça fait sacrément mal. Il a envie de se fumer une clope. Ça fait des années qu'il n'y a pas touché, mais impossible de ne pas céder. La nicotine peut remplacer Alice, pas vrai ? Merde, non...
La pièce de théâtre commence, finit sous les claquements insupportables des mains entre elles. Il a un sentiment d'enterrement. Qui est le défunt ? Lui. Lui et ses sentiments, son amour et même son amour-propre : comment faire face à un tel échec amoureux ? Fred se met à jurer alors qu'il essaie d'allumer sa cigarette : les mariés s'embrassent, et le cortège recommence à jouer des mains. Le jeu de la mort prend fin alors que les gens se dirigent vers la sortie.
Là, Jacques le rejoint.
Jacques : Alors... pas trop déçu ?
Fred s'écarte un peu de la foule à laquelle il n'adhère décidément pas. Il la porte à ses lèvres, tire dessus et soupire un nuage de fumée.
Jacques : Vous fumez ?
Fred : Non.
Jacques : Toujours votre sens de l'humour ! Vous me rassurez, pendant la cérémonie j'ai cru que vous tourneriez de l'œil.
Fred le regarde droit dans les yeux. Ce n'est pas possible. Ce n'est pas Jacques. Et peut-être que ce n'est pas non plus Alice, qu'il a vue s'avancer jusqu'au connard de première qui se fout de la gueule de tout le monde sauf de la sienne. Si : il se souvient de la demande à « Alice Nevers », c'est bien elle. Jacques lui donne une tape amicale dans le dos. Le commandant préfère se taire au risque de faire une gaffe.
Jacques : Vous venez ce soir, au moins ?
Fred : Qu'est-ce qu'il y a, ce soir ?
Jacques : Une petite fête en famille.
Fred : En famille ?
Jacques : Ne jouez pas l'étranger, vous êtes quand-même le meilleur ami d'Alice...Elle est penchée au-dessus de lui, les larmes aux yeux, le souffle coupé, elle surveille ses yeux mi-clos.
Alice : Fred...
Fred : A-lice ?
Alice : Fred ! S'il vous plaît, il a ouvert les yeux, faites quelque chose...!
Infirmier : Madame, vous devez rester dans la salle d'attente s'il vous plaît.
Alice : Je suis sa femme. Je suis sa femme, je veux rester !
Infirmier : Vous ne pouvez pas nous accompagner, je suis désolée.Les heures passent. Alice trépasse. Plusieurs fois. Lentement. Avec Amour.
Alice : S'il vous plaît ! J'attends pour Frédéric Marquand... Est-ce qu'il est réveillé ? L'opération est finie ?
Médecin : Monsieur Marquand doit se reposer. Il n'aura droit aux visites qu'à partir de demain, et de courte durée. Il faut le ménager, le choc a été grand.
Alice : Je dois le voir... Je vous en supplie, comprenez-moi : vous êtes une femme, vous pouvez bien faire quelque chose...
Médecin : Pensez à lui, il doit se reposer.
Alice : Je ne veux pas le réveiller, juste l'assister, être là...
Médecin : Vous me semblez très atteinte madame, vous êtes sa femme ?
Alice hoche vigoureusement la tête, prête à se mettre à genoux.
Médecin : Vous devriez passez un test psychologique pour vous assurer de votre état.
Alice : Tout sera arrangé quand je serai près de lui...
Médecin : Vous étiez avec lui au moment des faits ?
Alice : Oui.
Médecin : Vous étiez avec lui dans la voiture, lors de l'accident ?
Alice : Oui, j'aurais dû prendre le volant...
Médecin : Vous n'avez rien ?
Alice : Non, j'ai eu le temps de prévoir l'impact, c'était Fred qui me parlait sans voir la moto qui nous a foncé dessus.
Médecin : Personne ne vous a prise en charge, c'est étrange...
Alice : C'est lui qu'il faut prendre en charge, pas moi. Moi, je n'ai rien, ma peau est ouverte à certains endroits, mais ce n'est rien, je vous assure... S'il vous...La femme lève la main pour qu'Alice fasse une trêve de supplication. Elle la jauge, espérant ne pas faire d'erreur en n'allant pas l'ausculter tout de suite.
Médecin : Chambre deux-cent huit.
*
Oh, le temps est maussade et éblouissant : ses yeux se referment immédiatement. Peut-être que tout est enfin terminé, qu'il est heureux là où il est, même si son corps est engourdi. La tombe, c'est ça ? Il ouvre encore les yeux. Mais qu'il est con. Il n'est pas mort, il est juste allongé sur un lit d'hôpital pour avoir été secouru lors d'un accident. Quel accident ?
Pourquoi est-ce qu'il est seul ? Marquand se redresse un peu : bizarre, il n'a pas mal. On a dû le placer là par mesure de sécurité. Ou alors il est shooté à la morphine. Mais cette deuxième option ne lui plait guère, alors il omet volontairement cette possibilité. Il en vient à se lever après avoir cherché partout dans la pièce une indication de quoi faire si jamais il se réveillait. C'est un peu bête de rester là, pantois, avec un goût amer dans la bouche, et un vide immense au creux de l'estomac. Il a terriblement faim.
Une fois la journée finie, il apprend qu'il sortira bientôt : le lendemain. Personne n'est venu le voir. Personne ne lui a rien expliqué. Il se sent un peu con quand-même : mais qu'est-ce qu'il fout là ? Si ça se trouve, il est clodo et il retournera bientôt à la rue. Il est rusé en tout cas, alors ce qui est certain, c'est que le stratagème a bien marché. Il a failli crever, il pense que c'est ça qui l'a emmené valser dans les couloirs blancs jusqu'à être interné officiellement parmi les malades.
Le jour j lui sourit. Il prend des affaires de rechange, qu'il a trouvées en se levant, et il s'habille. Il fout les vêtements usés dans un sac et attend patiemment la visite du médecin. Il caille, c'est franchement désagréable. Et ce n'est pas cette couverture de fortune qui va lui apporter une quelconque chaleur. Il grelotte, une femme se présente à lui. Charabia, il hoche la tête en ne retenant que certains mots.
Dehors, une femme.
Incroyablement belle, presque un mirage. Il se frotte discrètement les yeux et la regarde de nouveau. Elle n'a pas disparu puisqu'elle est même encore plus belle que la seconde précédente.
Il lui sourit benoîtement et s'avance vers elle. Parce que c'est lui qu'elle semble attendre.
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L'envers amoureux
Hayran Kurgu« - Je vous ai promis d'être là. Et je l'ai été. - Peut-être, mais pas quand il fallait. - Il faudrait que je crève pour que, sur mon lit de mort, vous daigniez m'embrasser ? - Peut-être. » Commentez autant que vous voulez et ce que vous voulez, du...