Chapitre 3 - Silane Honestan (Partie 1)

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Chapitre 3 - Partie 1

Automne, 18e jour de Tharès, 19 ans avant l'Achèvement

Silane Honestan

Les nuages étaient à présent sur Ferrière, et le vent qui les accompagnait s'était levé. La nuit tombait et, charriés par ce dernier, les nuages laissaient entrevoir de temps à autre Ethène et Vorgane. Tharès était le mois de l'année où Ethène atteignait sa taille maximale. Ainsi, la lune anthracite dominait largement sa sœur blanche, donnant au ciel crépusculaire un aspect des plus sinistres. Une nuit bien rude pour une naissance.

Sortant en toute hâte de la maison de Deni et Nérone, Silane se précipita vers son atelier accompagnée de Saule, le petit garçon de sept ans que la famille de la future mère lui avait envoyé. Assurément, la guérisseuse courait plus vite que lui. Enchaînant les foulées, elle mit une bonne centaine de mètres à se rendre compte que les pieds du petit garçon qu'elle tenait fermement par le bras ne touchaient plus le sol qu'une fois tous les dix pas. Les bourrasques avaient sans doute dû étouffer les gémissements du petit, à moins qu'il eut pris son mal en patience.

En voilà un qui a le sens du sacrifice, se dit-elle alors qu'elle se décidait à le porter à bras-le-corps pour de gagner du temps. Car s'il était vrai que l'empressement était l'ennemi de tout soigneur, la diligence, elle, pouvait se révéler salvatrice.

Ce fut donc en un temps record que Silane débarqua dans son atelier, haletante et les bras en feu. Le pot de nodusales que lui avait présenté Mérine traînait encore sur la grande table de chêne solide située au centre de la pièce. Posant enfin l'enfant au sol, elle le regarda dans les yeux - de magnifiques yeux verts qui conféraient à son regard l'impression d'une sagesse millénaire - et lui enserra les bras de ses mains. Silane avait besoin d'informations, et seul cet enfant de sept ans était à même de les lui donner. Il était essentiel qu'il comprenne la gravité de l'instant, même si, à en juger par l'éclat de son regard, elle l'en savait déjà parfaitement conscient.

- Saule, j'ai besoin que tu me parles de Kasha. L'as-tu vue avant que sa famille ne t'envoie me chercher ?

- Oui, dame soigneuse, opina-t-il avec un sérieux qui ne manqua pas de surprendre Silane. Dame Kasha m'avait invité à partager sa table. Elle avait apprécié que je l'aide à rapporter de l'argile à son atelier.

- Très bien. Raconte-moi exactement ce qui s'est passé avant que tu ne quittes sa maison.

L'enfant parut mettre de l'ordre dans ses idées un moment, puis reprit enfin la parole :

- Comme j'ai dit, dame soigneuse, j'ai aidé dame Kasha à porter de l'argile, ça a duré tout l'après-midi et, à la fin, j'avais très mal au dos et aux bras. C'est parce que j'ai fait du bon travail que j'ai été récompensé, mais je pense aussi que c'est parce que toute seule, dame Kasha n'aurait jamais pu s'en sortir.

Silane acquiesça. En effet, la jeune Kasha était au terme de sa grossesse et si les premiers mois s'étaient déroulés sans problème apparent, cela n'avait pas été le cas de ceux qui avaient suivi. Dès son quatrième mois, Kasha avait été prise de vertiges fréquents et de violents maux de tête. Malgré de nombreuses visites et tout autant d'auscultations, Silane n'avait pas été capable de trouver de quel mal souffrait son amie, et il en avait résulté un terrible sentiment d'impuissance qui lui collait toujours à la peau en ce jour. Tout ce qu'elle avait pu faire, ça avait été de discuter avec la famille de la jeune femme. Non, il n'était plus question que Kasha intervienne dans le transport de l'argile, sous peine de la perdre elle et l'enfant.

Comme un bon quart de la population de Ferrière, Kasha et sa famille - ou plutôt celle de son époux - vivaient de l'argile qu'ils récoltaient sur Sidine. L'usage voulait que les hommes fussent chargés de l'extraction de l'argile et de son acheminement au pied de la colline, tandis que les femmes et les enfants avaient pour mission de transporter l'argile extrait jusqu'à l'atelier familial où ils le rangeaient impeccablement. Un travail éreintant qui demandait une solide constitution. Le bon sens aurait donc voulu que Kasha cesse de travailler jusqu'à la venue au monde de son petit, elle-même en était consciente. Seulement, avec un enfant à naître, la famille ne pouvait se permettre de se priver de l'aide précieuse fournie par la jeune femme, ainsi que des revenus qu'elle occasionnait en modelant l'argile. Des vasques, des cruches,  des assiettes, et bien d'autres items voyaient le jour entre ses mains ; autant d'objets qui se monnayaient facilement et sur lesquels la famille comptait. Non, se passer de la jeune Kasha était inenvisageable.

Les Astres de ContrebasOù les histoires vivent. Découvrez maintenant