Un mot, un regard de trop...

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« Respecter l'autre, c'est le considérer en tant qu'être humain et reconnaître la souffrance qu'on lui inflige. » 

- Marie-France Hirigoyen -


« Un mot peut humilier, déstabiliser, détruire, tuer sans qu'on ne se salisse les mains. Les êtres humains sont ainsi faits, ne pouvant exister qu'en « cassant » quelqu'un : ils rabaissent, humilient leurs semblables pour acquérir une bonne estime de soi, puis par la suite, le pouvoir. La loi du plus fort. Car ils sont avides d'admiration et d'approbation. Ils n'ont ni compassion, ni respect pour leur prochain. »

- Léa -


« Il suffit, parfois, d'un mot ou d'un regard de trop pour détruire ce qu'il y a de plus précieux dans ce monde : le cœur de l'Homme. » 

- Léa -


~•~•~•~•~

Par la fenêtre, j'aperçois le ciel : c'est la pleine lune. Les morceaux du passé ressurgissent... de douloureux souvenirs. Tout se mélange, la tristesse me tient éveillée dans l'obscurité profonde de ma chambre. La nuit est claire, mais j'ai peur. Peur de te revoir dans mon sommeil. Je songe à toi, malgré tout. Mes paupières se referment lourdement, ma vision se brouille, tout est flou, puis tu es là...

2 septembre

Le soleil était déjà haut dans le ciel, quand, par une chaude matinée, je mis le nez dehors. Ma mère m'embrassa et dans l'entrebâillement de la porte, m'adressa un sourire. Je jetai un regard furtif à ma fidèle montre, il était bientôt l'heure de la sonnerie. J'accélérai le pas tout le long du trajet où des cascades de fleurs odorantes ruisselaient des fenêtres et des balcons de maisons à colombages. Une blanche colombe roucoulait au-dessus de l'entrée de l'établissement, quand je pénétrai dans la cour.

Tout le monde se bousculait, chahutait, riait à gorge déployée dans le couloir. Une ambiance joyeuse y régnait, certainement due aux retrouvailles.

L'atmosphère poussiéreuse, l'odeur des vieux livres de français et les cartes suspendues au mur m'ont rappelé que, ça y est, c'était la rentrée. Je guettais, ennuyée, les élèves de ma classe, en majorité d'anciens camarades dont Clément. Il est entré dans la classe, d'un pas lent. Je me souvenais de toi comme un élève vif et curieux, dont les yeux bleus pétillaient d'intelligence et de bonté, alors que ce jour-là, comme les deux dernières années, je te vis meurtri, craintif.

Les élèves te regardaient de travers. Tout le monde, tous ces imbéciles chuchotaient autour de toi, des murmures s'échangeaient en de longues messes basses... Quel sujet de conversation inépuisable, tu étais ! Les plus inhumains te frappaient, te bousculaient, te lançaient des injures quotidiennement.

Leur fureur se déversait en un flot intarissable. Ils te blessaient en te lançant des mots tranchants.
Une mauvaise réponse, et des ricanements parcouraient la classe, des œillades moqueuses auxquelles, je restais spectatrice. Toi, tu tenais immobile au fond de la classe, dans la tourmente, les yeux fuyant ces êtres. Impassible.
Tu leur semblais contagieux. Pour quelle raison ? Je l'ignore encore.


De temps à autre, il m'arrivait de discuter avec eux, ils m'affirmaient que tu étais juste « différent ».
Absolument pas débile, con, dégénéré... pourtant, tous te désignaient comme tel. Une haine qu'ils avaient développée, nourrie contre toi, petits et grands durant trois ans. Une violence que je n'ai jamais pu comprendre.

Tant de choses se sont dites sur lui, à l'ombre d'un arbre. Je passais mes récréations avec mes « amis », les fesses collées au banc vieilli, usé par le temps. Oui, je riais avec les autres afin que mon émoi pour toi, Clément, soit perceptible. Et en même temps, je pensais à toi, tes yeux si bleus, limpides, purs, dans lesquels, je plongeais. Je les sentais transpercer mon dos, telles de fines lames d'acier, lorsqu'ils s'esclaffaient un peu trop fort. Mais crois-moi, Clément, j'ai essayé, tu sais, vraiment de gommer, de rayer, d'anéantir ces montagnes d'injures qu'ils te balançaient à la figure. J'ai demandé de l'aide aux adultes, impuissants comme nous étions. Aucun, tous indifférents, n'a réagi.

Il m'arrivait, parfois, de te lancer un regard à la dérobée et de te voler une image gravée à jamais dans ma mémoire. Tu étais ni plus moche, ni plus beau, ni plus petit, ni plus grand, ni plus maigre, ni plus gros qu'un autre garçon. Tu étais Clément.

Tu commençais à t'isoler plus que jamais, te retranchant dans un silence mutique. Les jours ont ainsi défilé, laissant place au doux printemps, puis l'été aux parfums délicat de fleurs envahissant l'air. Et, un beau jour de vacances, en allant à la bibliothèque, je t'ai aperçu dans une étroite ruelle. Cette ruelle où sur les vieux murs flétris, la lumière du jour adoucissait les antiques cicatrices du passé. Tu étais recroquevillé, pleurant, meurtri. Ce jour, j'ai osé te parler en me rapprochant de toi. Puis, sans hésitation, spontanément, j'ai saisi tes mains d'une douceur satinée. Je n'oublierai jamais l'étreinte et leur beauté.

Te rappelles-tu de la façon dont je t'ai prise dans les bras, te serrant autant que je le pouvais, tout comme toi ? Humant, sentant, respirant ton odeur qui ressemblait à celle d'un bébé, remplie d'innocence. J'ai versé des larmes, puis là, tu m'as regardé avec candeur, naïveté presque. Un léger sourire puis un « merci ». Tremblotant, fragile, cassé. Timide. Et soudain, mes entrailles se sont mises à bouillonner, mon cœur tambourinant dans ma poitrine comme s'il voulait en sortir. La colère m'envahit, la honte aussi, toutes ces émotions s'abattant sur moi comme un tsunami, un déluge de rancœur et de fureur.
Trois années de silence, alors que tes yeux témoignaient du profond désespoir que tu éprouvais. Puis, je suis partie, je t'ai fuie. Soutenir ton regard me fut insupportable. Deux mois se sont écoulés, deux mois sans toi, deux mois sans t'apercevoir au coin d'une rue.

« Je revoyais chaque nuit, tes petits bouts de ciel. »

Je me rappelle encore de cette première rentrée sans toi. Éprouvante. La nouvelle avait vite fait le tour de toutes les classes. Une si bonne pour eux, mais terrible pour moi. Comme un oiseau noir, porteur de mauvais présage. Tu n'étais pas là, ni le lendemain, ni même un autre jour. Tu n'étais plus là et cela les réjouissait. Les bouches s'agitaient, les lèvres remuaient des ragots, les moqueurs et les filles vaniteuses, sans une once de cervelle y prenaient goût.


Je regrette de t'avoir laissé, égoïste comme je suis, je n'ai pas pu supporter tes prunelles brouillées de larmes, tendre ami. Il m'a fallu du temps pour que la douleur s'estompe, qu'elle s'envole au gré du vent.

Et voilà, je te demande pardon, au nom de tous les autres, des enfants stupides que nous étions, des professeurs aveuglés, inertes. Encore aujourd'hui, je me demande ce que tu as bien pu te dire, ce fameux jour de juillet, lorsque je me suis lâchement conduite, te laissant seule, interdit.


Si tu savais, Clément, comme tes yeux bleus, si purs, baignés de larmes me hantent sans cesse.





@Leaarl

Recueil : Un mot de plus

Laisse éclater l'orage de ton cœurOù les histoires vivent. Découvrez maintenant