67# Celui qui va mourir

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Parce que j'aime les métaphores. Et aussi parce que je me demandais ce que ça ferait, de s'endormir contre un cœur qui bat et de se réveiller avec le silence. Comme si, finalement, le silence n'était plus silence, mais un bruit infernal.

C'est comme un bruit sourd, contre son oreille, qui emplit la pièce. Il sent le torse de l'autre se soulever à un rythme régulier, un cœur comme un tressaillement. Vivant. Et c'est rassurant, en un sens, de savoir qu'il l'est, de sentir la chaleur de ses bras autour de lui. Que lui restera-t-il, bientôt ? quand il ne sera plus là ?

Son propre souffle se coupe un instant à cette pensée. Il y a comme une sueur froide, tout à coup, comme un bloc de glace qui lui remonte l'estomac. Que fera-t-il quand il partira ? que restera-t-il de lui ?

Il ne comprend pas pourquoi cela lui arrive, à lui. Pourquoi on a enlevé un voile de ses paupières pour le lui remettre ensuite.

Rencontrer Jérémy avait été pour lui comme si on lui rendait la vue. Il avait eu la sensation de renaître, de s'ouvrir au monde, de mieux le comprendre. Ils avaient vécu tant de belles années...

Une bouffée de colère lui pique les yeux, et il jure à voix basse à plusieurs reprises, contre ce dieu qu'il a toujours prié et célébré. Ce dieu qu'il avait remercié maintes fois de lui avoir offert quelque chose d'aussi beau que lui, que son amour. De lui avoir rendu la vue.

Je n'attire que le malheur, pense-t-il alors, quand l'angoisse nocturne le glace. Il se dit que, décidément, non, il ne peut pas connaître le deuil de nouveau. Il a déjà trop souffert. Il ne veut pas le perdre. Et pourtant, ça arrive, c'est là, tout près d'eux. C'est comme si la mort était présente, matérialisée et tapie dans l'obscurité de la chambre. Comme si elle se jouait de lui, cruelle, son visage d'albâtre drapé de noir.

Il respire à peine. Sa gorge est serrée dans un étau et ses yeux dégoulinent. Le sentiment d'impuissance qui le submerge grandit soudainement au point de lui gonfler la poitrine de plomb. Lui qui s'est toujours senti rassuré dans ses bras, cette nuit, tout son corps est crispé. Il aimerait le retenir, l'empêcher de partir, mais il sait que c'est impossible.

Il a l'impression de retenir de l'eau entre ses doigts.

Sa main, posée sur le ventre de l'autre, se serre en un poing. Il a peur que sa terreur le réveille et le panique à son tour. Un bref coup d'œil le rassure : il a l'air serein. Il a toujours dormi avec cette sérénité enfantine qui le caractérise. En vérité, il ne comprend pas comment il fait pour être aussi paisible ; la mort est-elle si peu angoissante quand c'est nous qu'elle concerne ? Devient-elle moins effrayante quand on sait qu'elle approche ?

Aujourd'hui, et cette nuit particulièrement, elle est omniprésente. Il sent le moment comme s'il était palpable. Il n'entend même plus ce tic-tac irritant que fait le réveil sur la table de nuit, et ça l'effraie davantage. A croire qu'une odeur de mort flotte incessamment dans l'air. Elle est comme une aura dont il n'arrive pas à se soustraire.

Ce soir est différent.

Il a envie de se rassurer. De se dire que rien n'est fini, qu'il est irrationnel. Qu'il a toujours eu peur de tout et surtout d'être abandonné. Il ne peut pas continuer à s'inquiéter comme ça ; pourquoi doit-il toujours imaginer le pire ?

Il ne va pas mourir ce soir. Ni ce soir, ni jamais.

Il sait que si ça arrive, il ne se relèvera pas. Il n'a pas envie d'avoir à se relever, pas encore une fois.

Ses paupières débordent de sel. Il s'humecte les lèvres, referme les yeux, comme pour se retenir. Il ne doit pas pleurer. Alors il se concentre sur la respiration calme de l'autre, et le bruit sourd de son cœur qui bat doucement contre son oreille.

Il nous reste encore un peu de temps, se dit-il.

L'angoisse dans son ventre s'évapore un peu. Il essaie d'imaginer le lendemain et se promet d'effacer cet air triste qui ne le quitte presque plus ces derniers jours. Il doit sourire et profiter du temps qu'il a avec lui.

Il imagine ce coin de verdure où ils avaient été, une fois, et les imagine à nouveau. Il entend presque les feuilles rousses qui craquent sous leurs pieds et il lui semble sentir les embruns de l'automne. Il sourit en pensant à son visage de lait à moitié mangé par son écharpe, ses joues rosies par le froid, et son rire qui se répercute dans l'air glacé de ce temps fuyant.

C'est sur ces images, si palpables et si douces qu'il parvient finalement à se rendormir.





Au milieu de la nuit, il rouvre les yeux. Il ne sait pas ce qu'il a réveillé.

Il se redresse, ne trouve pas de réponse. Ses yeux se referment. Il écoute, pour se rendormir...

Mais toute chaleur a quitté l'autre ; et seul le silence lui répond.


« Vous ne pouvez pas comprendre

Vous qui n'avez pas écouté

Battre le cœur

De celui qui va mourir. » (Charlotte Delbo, Une connaissance inutile)

Griezmann et ses Aberrations Où les histoires vivent. Découvrez maintenant