Prologue (1/3) - L'ombre du père

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Gin'iro no Ryōka — 銀色の寮歌

La berceuse argentée


« Gin'iro Hiroshi était un grand homme. Fils prodigue, mari dévoué, père aimant, ami fidèle, chef respecté et beaucoup d'autres qualificatifs pourraient décrire cet homme qui nous a quittés trop tôt.

« Toute sa vie, celui qui était mon meilleur ami a cherché à se forger le destin exceptionnel qu'il méritait. Né d'une famille modeste, il a quitté la ferme de ses parents dès l'âge de dix-sept ans pour partir étudier à Tokyo. Bien que n'ayant pas les moyens d'accéder aux universités reconnues, Hiroshi est parvenu à surmonter les embûches que le monde a tenté de mettre en travers de son chemin par la simple force de sa volonté et de sa détermination. Il n'a pas eu besoin de diplômes pour se distinguer du lot en tant que meneur d'hommes hors du commun.

« La suite, la plupart d'entre vous la connaissez. Hiroshi a enchaîné les succès et les réussites, fondant le groupe Silver, aujourd'hui l'une des plus importantes multinationales du pays. Après de nombreuses années d'efforts et de dur travail, il est devenu l'un des hommes les plus influents du Japon. Mais Hiroshi, héritant du respect des traditions que lui ont enseigné ses regrettés parents, plaçait sa famille au-dessus de tout.

« Comme vous le savez, l'accident de voiture qui lui a coûté la vie l'a aussi arraché aux deux êtres qui lui étaient les plus chers au monde, sa femme Kimiko et son fils Daisuke. Ces dernières années, Hiroshi a combattu aux côtés de Kimiko la terrible maladie qui a empêché cette dernière d'être présente aujourd'hui. Bien qu'aucun traitement n'ait jusqu'alors été découvert, Hiroshi n'a jamais perdu espoir et son amour pour sa femme n'a fait que se démultiplier avec le temps.

« Quant à Daisuke, nul doute qu'il a hérité detoutes les qualités de son remarquable père. Hiroshi plaçait en lui des espoirsimmensément lourds à porter pour ses jeunes épaules, mais était persuadé, àjuste titre j'en suis convaincu, que Gin'iro Daisuke allait un jour prendre sasuite et mener le groupe Silver plus loin encore qu'Hiroshi a pu le porter aucours de son irréprochable carrière. »

***


Daisuke se tenait debout devant la tombe où avaient été inhumées les cendres de son père, seul dans la pénombre de la nuit tombante. Après s'être longuement recueillis, tous les invités étaient enfin partis, et le jeune homme pouvait enfin se retrouver seul avec son paternel.

« Son irréprochable carrière, mon cul. »

Triturant machinalement la cravate de son costume noir avec ses doigts fins, Daisuke contempla la pierre grise où était gravé le nom de son père. Comme le voulait la tradition, bien qu'elle fût toujours en vie, le nom de sa mère y était aussi gravé et peint à l'encre rouge.

« Alors comme ça, t'as combattu à ses côtés la terrible maladie qui la cloue sur son lit d'hôpital ? C'est bizarre, parce que moi, ces dernières années, et toutes celles qui ont précédé, je t'ai plus souvent trouvé derrière ton putain de bureau au sommet de ta tour de verre et d'acier qu'à son chevet. »

Daisuke se rendit compte qu'il serrait sa cravate si fort dans son poing qu'il pouvait en sentir la tension autour de son cou. Il renifla bruyamment dans le silence morbide du cimetière. Il était triste, oui. Mais pas pour son père. Il était triste car il ne pouvait détacher ses yeux du nom à l'encre rouge qui lui rappelait sans cesse que sa mère n'avait au mieux que quelques années devant elle.

« Et puis, tu pensais sérieusement que j'allais prendre ta suite ? Je m'en fous, moi, de ton putain de groupe Silver. Je suis même pas foutu de finir ma première année de médecine, et toi, toi qui n'a jamais été là pour moi, tu voudrais que je marche dans tes traces pour, quoi au final ? Devenir comme toi ? Non merci. »

Les volutes psychédéliques émis par les encens déposés sur la tombe lui irritaient les yeux et il dut reculer de quelques pas pour ne pas pleurer.

« Ça va, mec ? »

Daisuke fit volte-face et remarqua que son meilleur ami Matsuda l'avait rejoint dans la discrétion la plus totale. Il affichait un sourire gêné et des sourcils compatissants.

« Ouais, ça va, répondit Daisuke. J'avais juste pas trop envie de briser la belle image que tous ces crétins avaient de mon étranger de père.

— Je devrais sans doute te dire d'être un peu plus respectueux, par rapport aux Dieux, et tout, mais je te connais trop bien pour savoir que ce serait inutile. »

Daisuke souffla du nez et eut un petit rictus. Matsuda et lui se connaissaient depuis l'époque où ni l'un ni l'autre ne savaient encore parler, et pouvaient se comprendre sans paroles.

« Tu vas faire quoi maintenant ? demanda Matsuda alors que les deux jeunes hommes s'éloignaient de la sépulture.

— J'en sais rien. C'était déjà le bordel avant qu'il meure, maintenant c'est pire. Il me restait une petite chance de passer en deuxième année, mais si je dois m'occuper de ma mère et d'une multinationale cotée en bourse en même temps, je crois que je suis cuit.

— Tu es peut-être propriétaire de l'entreprise par défaut, mais rien ne t'oblige à prendre sa place de président... Ce serait de la folie. J'imagine que le conseil d'administration peut se charger de ça.

— Oui, mais tu connaissais mon père. Un vrai samouraï, toujours à respecter les traditions. Tout son groupe est basé là-dessus. Si je ne montre pas ma tronche dans tous les journaux, le conseil d'administration aura fort à faire pour recoller les morceaux du désastre médiatique et boursier qui s'en suivra.

— C'est un sacré héritage qu'il t'a laissé ! s'esclaffa Matsuda.

— En fait... dit alors Daisuke, maintenant que j'y pense, il m'a aussi légué... autre chose. »

***

La berceuse argentée - Gin'iro no Kumori-utaOù les histoires vivent. Découvrez maintenant