1. L'élégie blanche (2/3) - La marque du passé

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« Shirotsuki-dono, dit le jeune homme, je refuse de croire que l'histoire que vous venez de me conter est vraie. Il est de notoriété publique que vous avez été un vaillant et loyal chevalier lorsque votre regretté frère occupait votre place actuelle. Si vous aviez commis des actes répréhensibles par le bushidō, il ne fait aucun doute que vous auriez... »

Le garde du corps hésita.

« Oui ? s'impatienta le Daimyō. Ah... Mais je pense que vous avez déjà compris, n'est-ce pas ? Le code d'honneur m'obligeait à me repentir de mes actes par la méthode la plus radicale qui soit. Mais je n'ai pas commis le seppuku. Je ne me suis pas suicidé par l'épée comme les Dieux l'auraient souhaité. Car voyez-vous, j'étais le frère du Daimyō, et tant qu'il ne possédait pas de descendance, son principal et unique héritier. C'est principalement pour cela... »

Le Seigneur fit une pause et regarda son jeune garde avec insistance. Au dehors, on pouvait entendre un tumulte grandissant s'élevant des tours voisines au donjon central.

« Quel âge avez-vous, déjà ?

— Heu... J'ai vingt-quatre ans, Seigneur.

— Vous êtes donc trop jeune pour avoir connu mon frère. Voyez-vous, Shirotsuki Shin'ichi, mon illustre grand frère, tout comme moi, n'était pas le souverain aimé et aimant que les légendes et les estampes décrivent. Non, il était tout sauf ça.

« Shin'ichi était un dirigeant sans scrupules, violent et cupide, et prêt à tout pour étendre son joug sur le plus large territoire possible. Bien sûr, vous n'êtes pas tenu de me croire... Après tout, chaque histoire dépend du point de vue de celui qui la raconte. Mais il est avéré que mon frère, après son accession au pouvoir, a mené d'importantes campagnes d'expansion de la province. Les différents villages sur lesquels il porta son dévolu étaient riches en ressources et il n'hésitait pas à employer les moyens les plus terribles pour les soumettre à son autorité féodale lorsqu'ils osaient montrer des signes de résistance.

« A mon grand dam, j'étais bien souvent en première ligne lors de ces affreuses expéditions. Vous vivez en période de paix : il vous est ainsi relativement simple de suivre le code d'honneur et de ne pas commettre d'actes de barbarie. Mais à l'époque... Cela était inévitable. Je ne cherche pas à me forger des excuses : quand mon frère me demandait de mener un peloton de soldats pour ordonner à un village sans apparente défense de nous céder ses terres, j'acceptais la mission avec fierté. Ce n'est qu'une fois sur place que je me mettais à regretter mes choix.

« L'entendez-vous ? La mélodie de la Mort. Elle se rapproche, n'est-ce pas ? Je crois qu'elle a à présent atteint la base du donjon. Je vous avais bien dit, que rien ne pouvait l'arrêter.

« Vous savez, je suis vieux. Mes souvenirs sont flous et brouillés, ils se mélangent et parfois me mentent. Mais je pense me rappeler à présent de la première fois où j'ai entendu cette chanson. Oui, j'en suis certain à présent. C'était il y a bien des années... Trop pour que je puisse les compter. Shin'ichi m'avait envoyé à la tête d'un groupe de valeureux guerriers demander la reddition d'un village en bordure des montagnes. Etendre la frontière de notre province jusqu'à cette zone nous aurait permis une protection certaine contre des attaques des Daimyōs voisins. Mon frère avait donc été clair : le bushidō n'avait plus d'importance, il fallait que je fasse tout ce qui était en mon pouvoir pour m'emparer de ce territoire.

« Une fois arrivé sur place, évidemment, les villageois ont refusé de se rendre. Ils tenaient leur indépendance à cœur, et vivaient chichement de leurs maigres récoltes, de la chasse et du commerce de leur bois. Les impôts que Shin'ichi réclamait dans sa proposition auraient affamé la population. Les négociations devinrent disputes qui devinrent altercations.

« Je ne cherche à pas à me justifier. J'aurais pu repartir. J'aurais pu annoncer à mon frère que les négociations avaient échoué, et tenter de le raisonner. Mais probablement m'aurait-il renvoyé là-bas, ou alors aurait-il dépêché un autre commandant. Devant un dilemme qui n'en était pas vraiment un, j'ai donné l'ordre qui, je pense, est la raison pour laquelle cette chanson me rattrape aujourd'hui.

« Nous avons mis le village à feu et à sang. Nous avons brûlé les maisons, pillé les vivres, saccagé les champs, tué les bêtes. Nous avons terrassé les quelques hommes qui se dressaient courageusement devant nous, et avons fait prisonnières les femmes qui auraient pu être ramenées au palais. Chaque nuit depuis ce jour, je revois les flammes, j'entends les cris, je sens le goût des cendres sur ma langue qui cherchent à m'étouffer. Et surtout, j'entends cette chanson, cette mélodie.

« C'était une femme. Une femme qui s'était cachée derrière sa maison, et qui chantait, inlassablement, sans aucune fausse note, malgré le tumulte, le chaos et l'enfer tout autour d'elle. Lorsque je l'ai remarquée, elle a cherché à cacher un petit paquet qu'elle tenait dans ses bras. J'ai bandé mon arc et je lui ai ordonné de se rendre sans faire d'histoires. Mais elle n'a pas bougé, elle s'est contentée de continuer de chanter. Elle a dû remarquer l'hésitation dans mon bras et a reculé de quelques pas. Dans ses bras maigres, le paquet remuait doucement. Puis elle m'a regardé droit dans les yeux, sans s'arrêter de fredonner, et je savais que je ne pouvais pas tirer.

« Mais au même moment, un cheval est passé au galop derrière moi, la crinière fumante, hennissant comme possédé par un démon. Le coup est parti tout seul. Ma flèche s'est fichée dans la hanche de la femme qui s'est alors tordue de douleur en jetant sur moi des yeux remplis de larmes et de stupeur. A la fois honteux, souillé et terrifié, je me suis enfui en courant, la laissant seule, elle et le petit être enveloppé qu'elle berçait inexorablement.

« Cette berceuse, cette chanson que j'ai entendue lors de cette terrible nuit, est la même qui monte, et monte, et monte progressivement les marches de ce palais en ce moment-même. »

Le jeune samouraï n'avait pas dit un mot et s'était contenté d'écouter son seigneur durant son récit. Bien évidemment, il ne pouvait maintenant plus ignorer la mélodie entêtante qui se répétait en boucle dans les étages inférieurs de la tour et qui se rapprochait un peu plus chaque seconde. Le Daimyō avait dit vrai.

« Je vous protégerai, finit-il par lâcher dans un souffle. Vous êtes mon Seigneur et Maître, et peu m'importent les erreurs que vous avez pu commettre dans le passé. Vous vous êtes depuis lors grandement repenti et êtes un souverain aimé et chéri de son peuple.

— Vous croyez ? répliqua le Daimyō. J'ignore si ce que vous me dites là est vrai. Une chose est sûre, j'y ai travaillé. Lorsque mon frère nous a quittés et que j'ai pris sa place, je me suis fait un devoir de ramener la justice dans notre province. J'ai cherché à traiter les conflits par la raison et la diplomatie plutôt que par la guerre. J'ai tenté de rendre la vie plus juste et équitable pour les différents villages sous ma tutelle. Je n'ai pas voulu être aimé par le peuple : j'ai voulu m'aimer moi-même. Je ne sais pas si j'ai réussi. Mais j'ai fait de mon mieux. »

***

La berceuse argentée - Gin'iro no Kumori-utaOù les histoires vivent. Découvrez maintenant