1. L'élégie blanche (1/3) - Le Daimyō

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Shiro no Aika — 白の哀歌

L'élégie blanche

Honshū, Japon. Ère Edo, date inconnue.

Au sommet de la plus haute tour de son château baignée dans la pâle lumière de la pleine lune, le seigneur féodal – le Daimyō – Shirotsuki Jun attendait.

Il attendait, assis en tailleur sur un tatami usé. A ses côtés, un jeune samouraï avait revêtu son armure et tenait son imposant casque sous son bras. Il regardait son seigneur d'un œil inquiet et bienveillant. Lui aussi, il attendait.

« Pensez-vous que je sois vieux ? demanda le Daimyō à son garde personnel.

— Je vous demande pardon, Shirotsuki-dono ?

— Allons, c'est une question assez simple : pensez-vous que je sois vieux ?

— Seigneur, je ne saurais émettre de jugement sur votre personne, que ce soit sur votre âge ou n'importe quel autre aspect de votre...

— Donc vous pensez que je suis vieux. Et vous avez raison, je le suis. Je suis vieux, et faible. Et il ne fait aucun doute que je vais bientôt mourir. En réalité, il ne fait même aucun doute que je vais mourir ce soir.

— Shirotsuki-dono ! Que dites-vous donc ?

— Allons, allons. Pas la peine de prendre cet air alarmé. On m'attribue de nombreux contes et légendes à travers la province, mais, vous le savez mieux que quiconque, je ne suis qu'un être humain. Et comme tous mes pairs, je vais arriver au terme de mon existence. Mais savez-vous comment je sais que cela va arriver aujourd'hui ?

— Je ne vois pas comment, Seigneur...

— Ah... Je vais vous le dire. Vous voyez... Je pense être, dans le fond, un homme bon. Vous connaissez mon histoire telle qu'on la raconte aux enfants de ce pays : lorsque mon frère était Daimyō avant moi, je l'ai servi fidèlement et loyalement. J'étais un bon soldat, un samouraï droit et fier, puis un meneur respecté et humble. Puis mon frère a fini par tomber lors d'une effroyable bataille, et j'ai pris sa place au sommet de ce donjon. Pensez-vous que le peuple m'aime ?

— Cela ne fait aucun doute. Votre renommée est sans tache, et tous les jeunes chevaliers de ce pays cherchent à marcher dans vos traces.

— Ah... Oui. Mais voyez-vous... Tout ça, ce n'est qu'un tissu de foutaises.

— Shirotsuki-dono !

— Enfin, calmez-vous mon petit. Je vais vous confier un secret. Je pense être un homme bon, mais il se trouve que par le passé, j'ai commis des actes dont aucun homme ne peut être fier. J'ai piétiné les codes d'honneur, j'ai souillé le bushidō, que tout samouraï se doit de respecter. J'ai tenté de mettre ces années de honte derrière moi, de les enterrer au plus profond de mon être, mais quelque chose a toujours subsisté. Quelque chose a toujours su trouver son chemin jusqu'à moi, jusqu'à mon âme, jusqu'à mes oreilles, en fait. Une chanson, ou plutôt, une mélodie, car il y a bien longtemps que j'en ai oublié les paroles. Une musique tout droit venue de mon passé, et qui me hante, chaque jour un peu plus, un peu plus forte, un peu plus présente, martelant mon esprit à chaque seconde, que je sois éveillé ou endormi.

« J'ai fini par attribuer un sens à cette mélodie : j'ai compris qu'il s'agissait là de la chanson du Dieu de la Mort, un Shinigami, me hantant depuis ma jeunesse, et attendant le bon moment pour me faire payer mon déshonneur. Et voyez-vous, si cette chanson mortelle a toujours résonné dans mon esprit, aujourd'hui, elle résonne ailleurs. Si vous tendez l'oreille, vous aussi pourrez l'entendre. Ecoutez bien... Ah, je vois que vous y êtes, n'est-ce pas ? Vous la percevez, on dirait. Une mélodie entraînante s'élevant depuis la tour Est du château. Oui... Vous comprenez ce que cela signifie ? La Mort est ici, bien réelle, et elle a choisi son jour pour venir m'emmener avec elle. C'est aujourd'hui.

— Shirotsuki-dono ! s'exclama le jeune samouraï en posant une main ferme sur le katana cinglé à son ceinturon. Cela n'a aucun sens ! Je conçois qu'il existe en ce monde des forces que nous ne maîtrisons pas et qui ne sont régies que par les Dieux eux-mêmes, mais je refuse de croire que la Mort puisse venir dans ce château pour prendre votre vie ! »

C'est alors que les battants principaux de la grande pièce s'ouvrirent et qu'un des commandants de l'armée du Daimyō fit irruption dans la salle.

« Shirotsuki-dono ! Je viens vous informer qu'un ennemi inconnu s'est infiltré dans la tour Est ! Les forces en présence subissent d'importants dégâts sans pouvoir localiser la nature et l'origine de l'ennemi ! Quelles sont vos ordres, Seigneur ?

— Tiens donc, voyez-vous ça... soupira le Daimyō. J'ai bien peur que, quelle que soit cette menace, vous ne puissiez l'arrêter. Quand bien même vous mobiliseriez tous vos hommes, toutes vos armes, toutes vos machines de guerre, vous seriez vaincus.

— Seigneur ? fit le commandant, tournant un regard interloqué vers le jeune garde du Daimyō.

— Shirotsuki-dono, intervint celui-ci, votre jugement est probablement troublé par la fatigue. Permettez-moi d'exécuter cet ordre à votre place.

— Permission accordée, aussi inutile soit-elle, répondit le Seigneur.

— Takamaru-san, mettez tous les moyens en œuvre pour arrêter cette menace et l'empêcher à tout prix d'accéder au donjon seigneurial.

— Bien compris. »

Le commandant s'éclipsa en hâte, laissant le Daimyō et son garde à nouveau seuls.    

***

La berceuse argentée - Gin'iro no Kumori-utaOù les histoires vivent. Découvrez maintenant