4. Perdu dans la neige

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Thème de septembre 2017 : Catabatique
Définition : Un vent catabatique, du grec katabatikos qui veut dire descendant la pente, est un vent gravitationnel produit par le poids d'une masse d'air froid dévalant un relief géographique. Une fois le processus enclenché, la masse d'air froid s'accélère et la vitesse du vent peut être extrêmement élevée (plus de 200 km/h).

oOo

Perdu. C'était le mot qui se rapprochait le plus de ce qu'était Thomas. Complétement, totalement perdu. Tout autour de lui n'étaient qu'arbres et vallons en nuance de blanc et de gris, éclairés par la lumière diffuse et froide de la pleine lune.

Du haut de ses huit ans, le petit garçon n'aurait jamais dû se retrouver seul dans le paysage enneigé qui l'entourait. Mais Thomas était téméraire et quand ses grands frères lui avaient affirmé qu'il ne pourrait jamais trouver de dahu une fois la nuit tombée, il avait sauté sur l'occasion de leur prouver sa valeur.

Il avait attendu que tout le monde s'endorme dans le chalet que ses parents avaient loué pour les vacances d'hiver, avant de se faufiler hors de son lit. Il avait descendu silencieusement les marches de l'étage de vie pour aller dans la salle qui contenait les affaires de ski de toute la famille.

Il avait revêtu sa combinaison molletonnée, avait chaussé ses après-skis et enfilé ses moufles. Il avait ensuite fouillé minutieusement le placard pour en sortir une paire de raquettes un peu trop grande et une lampe torche qui devait avoir vécu au moins trente ans.

Une fois équipé, l'enfant se glissa dans le sas qui séparait le froid mordant de l'extérieur et la chaleur réconfortante du foyer. Il avait senti sa volonté faiblir un instant, mais en repensant au sourire moqueur de ses deux aînés, son cœur se gonfla d'orgueil. Il leur ramènerait leur dahu. Ça ne lui faisait pas peur !

Quand il alluma la vieille lampe torche, une lumière diffuse éclaira le sas plongé dans l'obscurité. Thomas saisit la clef, l'introduisit dans son réceptacle de fer avant de la tourner et de déverrouiller la porte. Quand le petit garçon l'eut refermé derrière lui, dans la lumière blafarde de la pleine lune qui se reflétait sur la neige, il voyait clairement les détails du paysage en nuance de gris. Le faisceau jaune et décoloré de l'antiquité éclaboussa la neige de son éclat vieilli et Thomas s'enfonça dans la poudreuse à la recherche de l'animal légendaire.

Il avait marché longtemps. Si longtemps qu'il avait égaré ses raquettes mal attachées et qu'il s'était perdu au milieu des sapins sans aucune lumière visible au loin pour se repérer. De la neige jusqu'aux genoux et frigorifié, l'enfant sentait son cœur palpiter furieusement près de ses poumons fatigués par les efforts. En effet, à la nuit claire et dégagée dans laquelle il s'était aventuré s'était ajouté un vent gelé et violent. Celui-ci dévalait la pente à une vitesse telle qu'il aurait sûrement emporté le petit garçon s'il ne s'accrochait pas comme un désespéré aux branches des pins centenaires.

Thomas lâcha sa lampe qui descendit la montagne, emportée par les bourrasques, et son éclat disparut presque instantanément. Pressé contre le tronc de l'arbre derrière lequel il tentait de se protéger, l'enfant sentit les larmes lui monter aux yeux avant que celles-ci ne gèlent sur ses joues, brûlant de froid son épiderme juvénile.

La panique qui l'avait gagné depuis quelques heures déjà se transformait petit à petit en une sourde certitude qui lui compressait les entrailles : il allait mourir. Malgré son jeune âge, l'information était intégrée dans ses gènes, non loin de l'instinct de survie. La conviction que sa vie ne durerait plus très longtemps révulsa tout son organisme et lui donna le tournis. Thomas se pencha sur la neige et tenta de reprendre son souffle qui avait fui ses poumons. Il s'écroula dans la poudreuse et se pleura bruyamment pour sa vie qui lui échappait avec sa chaleur corporelle. Il ne sentait plus ses pieds ni ses mains qui, engourdies, ne s'agrippaient encore aux branches du sapin que grâce à l'énergie du désespoir.

L'esprit de Thomas se perdait avec les flocons que le vent soulevait sur son passage. Il était fatigué. Si fatigué... Il avait tellement envie de dormir ; de s'allonger sur ce lit de mort froide et de se laisser emporter dans son dernier sommeil. Il allait perdre connaissance, le visage enfouit dans la neige et fouetté par les bourrasques furieuses du vent alpin, quand une voix le tira des ténèbres des limbes de l'inconscience.

- Bonjour petit humain.

Thomas releva la tête un peu trop brusquement et fut pris de vertiges. Il s'assit doucement contre le tronc du sapin, toujours agrippé aux branches basses de l'arbre qui se pliaient sous la tension. Malgré la neige soulevée par les vagues aériennes qui dévalaient la montagne, il voyait parfaitement la personne qui se tenait devant lui. Au moins aussi jeune que lui, semblant flotter au-dessus de la neige et ses cheveux noirs balayés par le vent autour de sa tête comme une auréole de ténèbres, la petite fille le dévisageait avec de grands yeux étonnés.

- Que fais-tu ici ? lui demanda-t-elle d'une voix aussi feutrée que le soupir des courants d'air passant sous les portes.

Le petit garçon sentit une nouvelle fois les larmes couler sur ses joues alors qu'une douce chaleur l'envahissait. Si une personne se tenait face à lui, alors il était sauvé.

- Je me suis perdu, geignit-il entre deux sanglots.

- Ah, eut-il comme seule réponse tandis que la petite fille tournait le regard vers l'obscurité.

Thomas sentit son cœur se serrer. Quelque chose n'allait pas. Il le sentait mais son jeune esprit, fourbu de fatigue, n'arrivait pas à remarquer ce qu'un adulte aurait distingué immédiatement.

La brune se tourna de nouveau vers lui. Sa tenue aussi blanche que la neige semblait presque transparente dans les flocons qui leur fouettaient le visage. La poudreuse dansait avec le vent autour de la taille fine de l'enfant, et murmurait aux cheveux noirs de virevolter avec elle. Les jambes nues et pâles de la petite fille s'avancèrent vers le garçon et l'apparition eut un sourire doux.

- Tu veux jouer avec moi ? Je n'ai pas joué depuis longtemps, dit-elle en plongeant ses yeux sombres dans ceux de Thomas.

- Non, gémit-il. Je veux rentrer chez moi.

- Où est-ce chez toi ? demanda la petite fille avec intérêt à son interlocuteur.

- Je ne sais pas... murmura ce dernier en baissant les yeux sur la neige qui ne lui semblait plus si froide.

- Alors tu ne pourras pas rentrer, s'exclama la brune avec un rire cristallin. Joue avec moi ! S'il-te-plait.

Seul le silence lui répondit. Ses paroles avaient touché Thomas au plus profond de lui. Il ne pourrait pas rentrer. Il ne reverrait jamais ses parents et ses frères. Les larmes roulèrent une fois de plus sur sa peau gelée alors que ses yeux vides restaient fixés devant lui. L'enfant se pencha sur lui et se mordilla les lèvres, embarrassée.

- Pardon. Je ne voulais pas te blesser... Mais tu sais, on est bien ici. On est libre ! Le vent et la neige sont mes amis ! Tu ne voudrais pas être ami avec moi aussi ? insista-elle avec un air enjoué sur son visage enfantin.

Thomas ne répondit pas et se recroquevilla sur lui-même. La neige avait déjà commencé à geler sur son petit corps devenu froid. Alors il pleura. Il pleura pendant longtemps sous l'œil curieux de sa rencontre qui resta à ses côtés. Quand il releva la tête, résigné, il adressa un petit sourire triste à sa nouvelle amie avant de lui tendre la main.

- A quoi veux-tu jouer ? demanda-t-il.

Les yeux de la petite fille s'illuminèrent alors qu'elle saisissait cette moufle à deux mains et qu'elle aidait Thomas à se relever. Tout sourire et trop occupée par son babillage enjoué, elle ne remarqua pas le dernier regard que Thomas lança à son petit corps gelé alors qu'elle l'entrainait à la poursuite du vent qui dévalait la pente.

Un mois, une histoire [recueil d'OS]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant