6. Le prix de la Liberté

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Thème de novembre 2017 : Liberté

Le sentier rugueux qu'il avait emprunté lui avait abimé les coussinets et c'est fatigué par des mois de voyage, les pattes tremblantes et le poil ébouriffé, que le grand chien brun qui venait d'arriver enfin à sa destination s'assit, satisfait. Il huma l'air ; les effluves des pins et des fleurs qui s'ouvrent au printemps vinrent titiller son olfaction. Il sentait enfin le vent frais de la liberté faire frissonner ses vibrisses.

Sa queue s'agita et sans qu'il ne puisse se retenir, il poussa un hurlement qui venait de la nuit des temps, d'une époque trop ancienne pour que le monde s'en souvienne encore. Ses poils se hérissèrent de bonheur et il s'élança dans la vallée montagnarde qui s'étendait sous ses yeux. Il joua avec les papillons comme un chiot et s'amusa à manger les jeunes fleurs qui lui frôlaient les pattes. Il était en train de se rouler avec bonheur sur le sol quand un bruit l'obligea à se relever et lui fit tendre l'oreille.

Quelqu'un l'appelait. Un nom connu résonna dans le ciel. Un nom auquel il voulait répondre. Il aboya joyeusement. Oui ! Je suis là ! Personne ne lui répondit. Il jappa une seconde fois. Le bruit rauque n'eut comme réponse que son propre écho. Un nom... Comment s'appelait-il déjà ? Quel était le nom qu'on lui avait donné ? Il s'ébroua. Il l'avait oublié. Pourtant, il se souvenait de la chaleur qui lui réchauffait le cœur quand on le prononçait pour lui. Il se souvenait aussi des deux bras frêles qui venaient lui enlacer le cou. Le fantôme d'une odeur nostalgique lui parvint et la voix douce de la jeune adulte lui chuchota tristement :

- Je suis désolée... Je vais partir avant toi... Mais j'espère que lorsque ce sera ton tour, tu viendras me rejoindre là-haut. Je t'attendrai mon chien.

Le souvenir se perdait, s'effaçait. Non ! C'était quelque chose d'important. De douloureux mais de terriblement important. La quiétude du lieu emportait les restes de sa vie d'avant avec le vent qui parcourait la vallée verdoyante.

D'autres visions vinrent : un lieu gris dans lequel résonnait la douleur de la solitude à travers les aboiements d'une multitude de ses semblables. Certains appelant le maître qui les avait laissés, d'autres réclamant un peu d'attention. Il s'était arrêté avant de pénétrer dans le long couloir. De part et d'autre s'étendaient des box froids retenant chacun un prisonnier. Un coup brusque sur son collier le fit avancer prudemment. Un grand humain, le patriarche de sa famille, le fit entrer dans une des cages avant de détacher sa laisse et de refermer la porte grillagée derrière lui.

- Tu seras bien ici, on ne peut plus te garder. Tu trouveras une nouvelle famille. Tu es un bon chien, avait-il dit avant de se détourner et de partir sans un regard pour lui.

Le chien s'ébroua. Ce souvenir aussi était important : c'est à ce moment-là qu'avait commencé une nouvelle vie pour lui. Il avait eu d'autres familles mais aucune n'avait voulu le garder et il avait retrouvé son box maintes fois. Il y avait vieilli, le froid et l'humidité du lieu lui avait donné de l'arthrose et même si les bénévoles l'aimaient bien, aucun ne l'emmenait avec lui. Et puis il avait eu cette chance. On lui avait ouvert pour l'emmener dans un nouvel endroit et finalement il avait pu venir dans ce lieu paradisiaque !

L'une de ses oreilles se dressa de nouveau. On venait de l'appeler une nouvelle fois. Il se tourna vers l'endroit d'où venait le son vibrant d'une voix émue et il la vit. Ce souvenir très important. Cette personne tant aimée ! Il se précipita vers la jeune adulte qui l'appelait et se jeta sur ses épaules, lui faisant perdre l'équilibre et les envoyant tout deux rouler dans l'herbe. Un éclat de rire clair résonna dans la vallée alors que la jeune femme enfouissait son visage dans la fourrure de son ami.

- Tu vois ? Je t'ai attendu ! Tu es un bon chien Ross ! Je t'aime mon beau !

Il était heureux. Il était libre. Il était aimé et il ne demandait que ça.

***

Dans une pièce un peu à l'écart, au fond d'une clinique vétérinaire, la jeune stagiaire engagée pour l'été caressait doucement le poil rêche du cadavre encore chaud d'un grand chien brun. Lui tournant le dos, la vétérinaire rangeait le matériel qui lui avait servi à euthanasier l'animal. Elle se raidit quand la jeune fille lui posa la question qui lui brûlait les lèvres depuis l'arrivée du vieux mâtin.

- Quel est son histoire ? Vous le connaissez bien, n'est-ce pas ?

Elle soupira.

- Oui, c'était un de mes patients avant qu'il n'aille au refuge. C'est moi qui ait proposé cette solution à ses anciens propriétaires. J'en suis le vétérinaire référent alors j'ai pu le suivre là-bas aussi. Ça lui aura au moins évité un sort funeste...

Elle s'arrêta un instant avant de se retourner vers sa stagiaire qui l'écoutait d'une oreille attentive en faisant courir ses doigts sur le pelage du chien.

- C'est une histoire triste... Tu es sûre de vouloir l'entendre ? lui demanda-t-elle.

La jeune fille hocha la tête et murmura un timide « oui ». Son mentor céda en soupirant.

- C'était le chien de la fille de la famille. C'est elle qui est venue me voir un jour avec une toute petite boule de poil entre les bras. Elle l'avait trouvé dans une poubelle et elle l'a adopté malgré la désapprobation de ses parents à l'époque qui n'en voulaient pas. Elle devait avoir dix-sept ans à ce moment-là. C'était une bonne maîtresse et elle s'occupait vraiment bien de son chien.

La vétérinaire marqua un temps d'arrêt, semblant choisir ses mots.

- Elle a eu un myélosarcome... murmura-t-elle.

Le docteur s'arrêta, se plongeant dans des souvenirs douloureux. La jeune fille avait fait partie de ces personnes qui vous marquent pour une vie. Elle était encore jeune, trop jeune... Elle avait la vie devant elle à vingt-deux ans. Ce cancer de la moelle osseuse très agressif aura eu raison de sa force de vivre...

- Quand elle est décédée, ses parents n'ont pas voulu garder le chien. Ils sont venus ici pour l'euthanasier mais je les ai orientés vers le refuge qui a accepté de le prendre. Il a été adopté plusieurs fois mais ça n'a jamais marché avec sa nouvelle famille qui finissait toujours par le ramener... Je ne sais pas trop pourquoi, dit-elle avec une grimace.

Ce chien un peu brusque mais gentil comme s'il aimait le monde entier aura passé le plus gros de sa vie derrière les barreaux.

- Les responsables du refuge m'ont appelé il y a quelques jours pour prendre rendez-vous pour lui. Il était trop vieux pour être adopté et plein d'arthrose. Il souffrait... Et on en est là. C'était un bon chien et c'est une triste histoire... Malheureusement c'est l'histoire de beaucoup d'autres...

La vétérinaire se passa les mains dans les cheveux en marmonnant ce qui devait être une insulte plus qu'un reproche contre le genre humain. Le téléphone de la clinique sonna et elle s'éloigna de la pièce pour y répondre, laissant sa stagiaire, les larmes aux yeux, avec le vieux chien qui avait déjà bien trop vécu avant sa mort. Elle enfouit ses mains dans les poils de son cou en un geste réconfortant alors qu'une larme se perdait dans le pelage dense de l'animal.

- Au revoir Ross, tu seras bien mieux là où tu es maintenant que derrière les barreaux de ta cage. Je suis désolée que l'humain soit aussi égoïste... Tu es libre maintenant. Tu es un bon chien... Au revoir.

Un mois, une histoire [recueil d'OS]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant