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Holmes bondit sur le premier télégramme.

« PAS ADMIS EN PRISON – STOP – GREGSON ET HOPKINS SE JOIGNENT À MOI – STOP – VAIS FAIRE LE TOUR DES AGENTS EN PATROUILLE – STOP – LESTRADE ».

Et puis...

« PAS À SON CLUB – STOP – LES TROIS QUARTS DES MEMBRES PRÉSENTS M'ACCOMPAGNENT – STOP – GARDEZ ESPOIR – DOYLE ».

« PAS À ST BARTH – STOP – QUELQUES COLLÈGUES VIENNENT M'AIDER – STOP – MME HUDSON ».

« EN PLACE – STOP – W ».

Holmes eut un rire étranglé.

-Eh bien, Watson, on dirait que la moitié de Londres est à votre recherche...

Il tourna son visage vers la vitre, qui lui renvoya sa propre image, en plus froid, désincarné.

Il convoqua l'image du Docteur, à la place. Il connaissait par cœur chaque creux de son visage, chaque expression, chaque lumière de son regard. Il l'avait étudié avec autant – voir plus – de persévérance que les différents types de tabac.

Mais sur le verre, Watson avait l'air froid, immobile poupée de glace. Déjà mort.

L'angoisse de la perte secoua Holmes si fort que le monde se brouilla.

~

Wiggins avançait penché en avant, maudissant de tout son cœur la pluie qui lui opposait une réelle résistance. Ah, il avait bien choisi son jour, le Docteur !

Il serra contre lui les pans de son manteau de fortune, déjà bien élimé. Un manteau que le docteur en question lui avait offert...

Il soupira longuement. Holmes et Watson étaient ce qui s'approchait le plus de parents, pour lui, même s'il ne leur avouerait jamais. C'était les seules personnes sur cette terre qui se souciaient encore de lui, qui lui accordait une valeur et des compétences, et s'inquiétaient pour lui. En tout cas, Watson s'inquiétait pour lui. Souvent. Holmes lui avait même confié, avec un sourire entre l'effarement et l'attendrissement, que, sur son idée, ils avaient mis de l'argent de côté, pour lui. Oh, pas grand-chose. Mais dans quelques années, il pourrait rentrer en apprentissage, ou faire des études. Et ça n'avait pas de prix.

Pourquoi est-ce que le Docteur ne voyait pas ça ? Qu'il avait besoin de lui ? Qu'ils avaient tous besoin de lui ! Il était toujours si joyeux, toujours si gentils, toujours prêt à donner de lui aux autres... Comment avait-il pu partir comme ça, et les abandonner ? C'était pas juste ! Il avait pas le droit ! Même après l'histoire avec Tom, les Irréguliers comptaient sur lui. Il était très malade, Tom, tout le monde le savait. Il allait mourir. Y'avait que le Docteur pour croire autre chose.

Et cette damnée pluie qui n'en finissait pas !

-Vraiment, Docteur... bougonna-t-il.

Il avait envie de pleurer. Juste un peu. Personne le verrait, de toute façon. Il sentait soudain sur ses épaules tout le poids de son âge, comme si les années qu'il n'avait pas pesaient plus lourds.

Ce qui n'était pas juste, réalisa-t-il soudain, c'est que personne n'ait été là pour le Docteur, lui qui était là pour tout le monde.

Un sanglot s'échappa, court, douloureux. S'il n'avait pas promis à m'sieur Holmes de patrouiller jusqu'à ce que mort – ou Watson – s'ensuive, il se serrait assis là, et aurait tout simplement abandonné.

À cause de son quasi désespoir – et du mauvais temps, aussi – lorsqu'il le vit, il crut d'abord avoir rêvé.

Il tenta un pas en avant, certain que l'homme qui portait exactement le même manteau que le Docteur allait se retourner, et qu'il se rendrait compte de sa méprise, mais la silhouette ne bougea pas.

Et elle avait toujours l'apparence du Docteur Watson.

Il fit encore un pas en avant. Puis deux, puis trois.

-Docteur ?

La pluie, cruelle, noya sa voix dans son crépitement incessant.

-Docteur !

Cette fois, il ne pouvait pas ne pas avoir entendu. Mais il n'eut aucune réaction.

Le garçon attrapa le bras du docteur pour le secouer.

-DOCTEUR WATSON !

Cette fois, l'individu tourna la tête. C'était lui ! C'était bien lui ! Il l'avait retrouvé !

Un immense sentiment de soulagement explosa dans sa poitrine, se répandant dans ses veines comme une douce chaleur.

C'était lui...

Wiggins fronça les sourcils. C'était le Docteur... Et ce n'était pas le Docteur. Quiconque disait « Watson » disait « sourire », disait « regard amical », disait « geste attentionné ».

La personne qui se tenait devant lui avait bien le visage de Watson, mais il était vide. Comme si le Docteur était ailleurs.

Avec une vague d'horreur, Wiggins reconnu ce visage. Il le voyait souvent, à Withchapel : c'était le monstre qui peuplait ses cauchemars depuis son enfance, un spectre abominable qui se glissait dans le cœur des gens. Il avait volé le regard de sa mère, avant qu'elle ne meure. Il était très petit, alors, mais il s'en souvenait. Ses voisins l'avaient appelé Dépression. Un nom bizarre pour quelque chose d'aussi terrifiant. Un voleur de gens, voilà ce que c'était.

-Docteur, dit-il, un sanglot dans la voix, en tirant sur sa manche. Il faut y aller.

-Aller où, Wiggins ? Répondit-il enfin d'une voix lourde, comme si parler nécessitait un effort effarant.

Au moins, il y avait toujours de l'affection, dans son ton. Dépression n'avait pas eut le temps d'enlever ça.

-À Baker Street, Docteur. S'il vous plaît. Holmes vous attend...

Il pensait que mentionner Holmes l'aurait déridé – la ferveur de Watson envers le détective n'était un secret pour personne – mais, au contraire, il dégagea son bras, et recula.

-Je ne peux pas, Wiggins. Holmes ne doit pas me voir comme ça. Toi non plus. Personne. J'aimerais juste... Que personne ne me voit plus. Rentre chez toi, mon garçon. Ne t'en fais pas. Ça va passer. Ça ira mieux après.

Mais sa voix était si vide !

Wiggins se rapprocha, et attrapa sa manche pour le tirer vers lui. Il pleurait, mais la pluie le couvrait. Il tira...

Mais le Docteur ne bougeait pas, et il pouvait difficilement l'entraîner de force avec lui.

Au bord de la panique, il tourna la tête pour observer les environs. Il n'y avait personne.

-Docteur, vous m'entendez ? Je vais revenir. Vous ne bougez pas. Vous ne faites rien, d'accord ? Je vais revenir. Je vous le promets. Vous, vous devez me promettre de ne pas bouger. Vous me le promettez ?

Sa voix s'était cassée sur la dernière syllabe. Watson tourna la tête. S'apercevant enfin de sa détresse, il s'accroupit devant le garçon et lui offrit un sourire triste.

-Je suis désolé, Wiggins, dit-il en passant ses pouces sur ses joues. Je suis tellement désolé... Bien sûr, je ne bougerai pas. Je te le promets. Tout rentrera dans l'ordre, tu verras.

C'était lui, cette fois ! C'était Watson !

Wiggins lui sauta au cou et lui donna une brève étreinte, avant de se retourner et de se mettre à courir ventre à terre.

Watson le regarda partir, chancelant. Il se rattrapa au garde-fou. Sous lui, la rivière grondait sa désapprobation.

Tu es sûr que tu ne veux pas me rejoindre ?


La Chute du Docteur Watson (Victorian Johnlock)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant