Kendalh se rendit au réfectoire. Une musique d'ambiance lui parvint aux oreilles. Le doux fumet des muffins fraîchement sortis du four réveilla son appétit. À travers une large baie vitrée, la lune paraissait si proche qu'on pouvait en dénombrer les crevasses. La lumière tamisée de l'éclairage s'accordait avec les tons pastels de la salle de repas. Sur le mur, une horloge indiquait :
21 Septemvra 3602
09h05
Au guichet automatique, Kendalh commanda un bol de céréales ainsi qu'une tasse de thé. Elle balaya la pièce du regard et aperçut Rouck qui lui faisait de grands signes depuis une table de deux. Elle le rejoignit. À peine se fut-elle assise qu'il se jeta sur son plateau, désireux d'emmagasiner assez de forces pour l'épreuve à venir.
— Ma Kendy a-t-elle bien dormi ? dit-il avec un sourire heureux.
Elle coula un œil vers ses collègues aux traits tirés des bancs voisins. Un humanoïde usé prêt pour le recyclage lui apporta son petit déjeuner.
— Pas très bien pour être honnête.
— Ne t'en fais pas. Il ne peut rien nous arriver. C'est une expédition avant tout symbolique et une chance immense.
Contrairement à elle, il paraissait serein. Elle l'observa pour sonder son humeur et se convaincre qu'elle commettait une erreur monumentale. Elle fit abstraction du discret bruit de fond. Trop occupé à se goinfrer, Rouck ne remarqua pas avec quelle minutie elle étudiait son attirante physionomie. Voilà cinq ans qu'ils formaient un couple envié. Lui n'avait guère changé depuis leur rencontre, sauf en maturité. Sa peau était légèrement plus hâlée et il y avait toujours autant d'amabilité dans ses iris émeraude cernés de turquoise.
— Tu continues de faire des cauchemars ?
Kendalh enregistrait ses rêves. Elle lui en avait montré certains, mais il n'en percevait pas les signes. Une petite voix la suppliait d'avouer la vérité. Lorsqu'elle releva la tête, ses yeux s'ancrèrent dans les siens.
— Qu'y a-t-il ? insista Rouck en mâchant longuement sa tartine.
Depuis quelques jours, il arborait une nouvelle coiffure. Rasés sur les côtés au-dessus des oreilles, ses cheveux châtain clair dessinaient une large bande allant de son front jusqu'à sa nuque. Son corps sculptural était d'une rare perfection. Chaque année passée le rendait plus séduisant.
— Je ne peux pas...
Il ne s'imaginait pas à quel dilemme elle était confrontée. Tout avait changé depuis le jour où elle avait reçu ce mystérieux message. Un simple oui et tout son être s'en était trouvé transfiguré. Il était trop tôt pour savoir si cette transformation lui serait bénéfique. Elle commençait tout juste à en entrevoir les conséquences. Une chose était certaine, ses émotions suivaient le rythme effréné de montagnes russes.
— Tu ne peux pas quoi, exactement ?
Kendalh s'éclaircit la voix, prit une profonde inspiration. Elle ne pouvait plus reculer. Sa vie avait été chamboulée et était sur le point de l'être encore davantage.
— Je ne veux plus continuer avec toi.
À son air hébété, Rouck ne l'avait pas senti venir.
Depuis qu'ils avaient rejoint le système solaire, des tensions étaient apparues. Elle en était principalement la cause. Incapable d'en endiguer le phénomène, au fil des mois, elle avait vu ses sentiments s'amoindrir.
— Je suis désolée. Je pense qu'on ferait mieux de se séparer, lâcha-t-elle, les yeux de nouveau rivés sur son assiette.
Voilà qui était dit. Mais pourquoi maintenant, dans la cafétéria, devant leurs collègues ? Rouck repoussa son plateau qui semblait à présent l'encombrer.
— Tu peux répéter ?
Kendalh n'osa pas affronter son regard. Une boule dans la gorge lui coupait la respiration. N'ayant jamais eu d'autres partenaires, elle avait tissé avec lui un lien difficile à rompre. Ils se connaissaient par cœur, victimes d'une routine que la plupart des couples devaient surmonter. Rouck faisait dorénavant plus office d'ami que d'amant. L'ardeur s'était tarie. Leurs rapports amoureux n'apportaient plus ni surprise ni excitation. Poursuivre ensemble serait choisir la sécurité et l'ennui.
— Ça fait un moment que j'y songe. Mais je pensais t'en parler à notre retour sur Héra. En même temps, pourquoi attendre ?
Elle se savait trop franche, trop directe. On lui reprochait souvent son manque de tact. Son ton était froid. Elle essaya d'y mettre un peu d'empathie.
— Je t'ai aimé, mais plus maintenant.
Nombreux étaient les rêves dans lesquels elle se voyait le tuer, le mutiler, le découper en minuscules petits bouts. Ceux-là, elle s'était abstenue de les lui montrer.
Rouck accusa le coup.
— Qu'ai-je fait de mal ? J'ai toujours respecté tes décisions. Je me suis abaissé à tous tes compromis. Je n'ai pas protesté quand tu as refusé de faire chambre commune.
Ils avaient chacun leur appartement parce qu'elle y tenait. Sur le vaisseau satellitaire, elle avait également souhaité loger séparément afin de préserver son petit coin d'intimité. Son attitude était égoïste et elle l'assumait de moins en moins.
— Tu n'y es pour rien. C'est juste que tout est trop parfait, trop prévisible... dénué de passion.
Bien qu'il se garda de tout débordement d'émotions, Rouck tombait des nues.
— Quelle passion ? Depuis quand la solidité d'un couple est-elle basée sur une donnée aussi aléatoire ? Les tests de probabilités ont démontré que nous étions compatibles à quatre-vingt-trois pour cent. Un score admirable ! On est faits l'un pour l'autre. On fonctionne. On est coordonnés... Devrions-nous repasser les questionnaires ?
Ou l'art de confondre amour et statistiques !
— Je veux plus qu'une belle équation, admit Kendalh sans ciller.
Elle aurait aimé qu'il exprime de la colère, qu'il la surprenne en faisant une scène dans le réfectoire. Pourtant Rouck était égal à lui-même, son ego sans doute un peu froissé. Elle ne lui en tint pas rigueur. Ce n'était pas de sa faute. Kendalh observait dorénavant ceux de son espèce avec un œil neuf, un œil capable de percevoir les infirmités affectives dont elle n'était plus la victime.
— Nous reparlerons de tout cela plus tard, bougonna-t-il en attaquant une brioche aux noix.
Loin de se sentir soulagée, Kendalh regagna sachambre. Avec le sentiment d'être une créature misérable, elle se prépara àl'événement dont elle rêvait déjà enfant.
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La Nébuleuse d'Héra
AventuraEn 3602, la Terre n'est plus qu'une planète à l'abandon. Trois races distinctes, issues des humains, ont colonisé de nouveaux systèmes. Kendalh, une scientifique « homogène » - l'espèce dite supérieure - rejoint sa planète après une mission de plus...