Chapitre 5 - Pression (Partie 2)

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Je prends le fixe à côté de l'écran et je numerote fébrilement. Mon cœur bat la chamade et j'essaie de me calmer. Quelqu'un décroche presque immédiatement :

— Putain, Jordan ! Il était temps. Qu'est ce que tu fous ?

— Vous êtes Arnaud...

— Arrête de déconner, j'ai pas le temps pour ça. Et ramène tes fesses, on est débordés. Tes clientes sont barges et Amélie n'a pas la carrure pour s'en occuper. J'ai dû demander à Samaëlle de l'aider et franchement, on perd du fric là !

— Désolée, j'ai perdu la mémoire. Je ne sais pas qui vous êtes ni les personnes que vous venez de citer.

— Ça suffit, Jordan. J'ai pas envie de déconner. Je t'attends demain à huit heures dans ton bureau. J'ai pas le temps pour ton canular !

Il a raccroché. J'ai une furieuse envie de rire. Un rire nerveux. Mais pas tant que ça. C'est l'absurdité de la situation qui est comique. Ce mec est un abruti. Associé ou pas. Donc... je le laisse dans sa merde ou je me pointe « au bureau » demain ? La première option me tente vraiment beaucoup mais mon objectif est de sortir du brouillard. Donc je dois au moins aller voir ce « bureau » et l'abruti qui va avec !

***

Le taxi me ramène à la maison après cette matinée surréaliste. Bien sûr, je n'ai rien reconnu : ni les lieux, ni les gens, ni mes dossiers. Rien. Le noir total. Parfois je me demande si je suis vraiment sortie du coma. Peut-être que je suis encore en plein dedans ? Ouais, ce serait trop beau. Il est temps que je me cogne à la réalité. À ma nouvelle réalité.

Je m'installe dans le canapé et je ferme les yeux. Angie n'est pas là, sa voiture n'est pas à sa place. Elle a très mal pris mon rendez-vous de la matinée et a refusé de m'y amener. Je vais finir par me demander si elle veut vraiment m'aider. Je suis injuste, je sais qu'elle veut m'aider. Mais à sa façon : elle ne veut absolument pas que je retrouve la mémoire. Parce que, ce qu'il y a dans mon passé, de son point de vue, nous séparerait...

En attendant, la matinée a quand même été intéressante. Arnaud est bien un abruti : beau gosse, égocentrique, matérialiste, et j'en oublie. Je me refuse à travailler avec lui dorénavant. D'ailleurs toutes les personnes rencontrées sont sur le même modèle : ambition et superficialité ressortent par tous les pores de leur peau. Vraiment aucun intérêt. Sauf peut-être... Samaëlle. Elle semble comme les autres mais... je sais pas... il y a autre chose dans son regard, une étincelle. Elle me regardait vraiment. Elle est la seule à m'avoir demandé comment j'allais et elle a proposé de me piloter pour la matinée. Elle a essayé de me convaincre de rester. Que j'avais ma place parmi eux. Peine perdue, je ne changerai pas d'avis mais bon... J'ai quand même accepté une invitation au cocktail qu'elle organise demain soir. Avec Angie, puisqu'il paraît qu'elle m'accompagne d'habitude. Je ne la vois pas du tout au milieu de ces requins mais bon, je ne la connais pas encore très bien. À voir...

Une deuxième évidence s'impose à moi : même en changeant de partenaires d'affaires, je ne me vois pas exercer ce métier. Samaëlle a essayé de me parler d'un de mes dossiers. Cela ne m'a absolument pas intéressée, même quand elle a parlé de subtilités de la loi que je maîtrise soi-disant à la perfection. J'ai eu l'impression de voir passer un peu de panique dans son regard et puis elle s'est reprise, elle a dit que je devais prendre le temps de récupérer mes facultés. OK, elle a raison. Sauf que facultés ou pas, ce milieu est puant. Il pue l'argent, l'arrogance, la haine des autres, l'ambition, la compétition. Tout ce que je déteste. Et pourtant, j'ai bossé avec eux, il paraît... Et si... ? Oui, c'est ça ! En fait, je ne suis pas moi. J'ai changé de corps ! Mon esprit a intégré le corps de cette Jordan et moi je suis quelqu'un d'autre ! J'ai vu une histoire comme ça à la télé... Sauf que la télé, c'est pas la réalité, ma vieille ! Et je sais que je connais Angie même si je n'ai pas de souvenirs d'elle. Je connais son parfum, ses expressions, son sourire... son corps.

Alors que mes pensées dérivent, j'entends la porte d'entrée se refermer. Elle fait son entrée dans la pièce sans me regarder. Elle rejoint la cuisine et s'y affaire. Pas un regard. Pas un mot. Oh, je n'aime pas ça ! Je soupire et je prends mon courage à deux mains. J'ai horreur des situations de tension. Je m'installe au comptoir côté salon et je m'accoude. Elle détaille des tomates, le regard toujours baissé pour surtout ne pas croiser le mien. Mais ce n'est pas de la colère que je sens. Elle a peur. Ses mains tremblent légèrement. La laisser avec un couteau dans les mains, ce n'est pas une bonne idée. Je contourne le comptoir pour la rejoindre. Je pose une main sur la sienne et lui retire doucement le couteau. Je suis tout près d'elle et... Au diable, les tomates ! Je pose le couteau et je la prends dans mes bras. Elle est complètement crispée. Je caresse son dos, lentement, avec douceur et toute mon affection. Elle se détend petit à petit. Ses muscles du dos se relâchent mais ses doigts, dans mon dos, se crispent sur ma chemise. Comme si elle avait peur que je m'échappe. J'engage la conversation :

— Ça va mieux ?

Elle acquiesce silencieusement. Elle se détache et met de l'eau à chauffer. Toujours muette. Je vais devoir être plus explicite.

— Angie ? Tu boudes ?

Sa tête me répond par la négative et elle fait mine de reprendre le découpage des tomates. Je lui grille la politesse. Cela me laisse le temps de réfléchir. Dois-je continuer ou pas ? Cette situation me fatigue. Elle connaît les réponses aux questions que je me pose et elle refuse de me les donner. La vitesse du couteau augmente avec mon agacement. Je croise son regard. Encore une fois de la peur. De la résignation aussi. Je tourne en rond.

— Samaëlle nous invite pour un cocktail demain soir chez elle.

Elle déglutit péniblement. Et cette fois, ses larmes coulent. Elle se précipite vers la sortie et je l'entends prendre l'escalier vers les chambres. Encore une fois, je suis dans le noir le plus complet. Je soupire mais je ne peux pas laisser la situation s'envenimer comme ça. J'éteins le feu et je la suis. La porte de sa chambre est fermée, logiquement elle est dedans. Je frappe et j'attends un peu. Pas de réponse. En même temps, je m'en doutais un peu. Je pose la main sur la poignée et j'ouvre doucement. Je découvre sa silhouette en position fœtale sur le lit. La voir ainsi me fait mal. Je m'approche et je m'allonge tout contre elle. Je l'enlace et je la berce. Alors que sa respiration se calme, je tente une nouvelle approche :

— Ça ne peut pas continuer comme ça, Angie. Il faut que tu me parles.

—... Je... Je ne veux pas.

— Tu ne veux pas quoi ?

—... Samaëlle.

— Aller chez Samaëlle ?

— Oui.

— Pourquoi ?

Elle reste un instant sans répondre. Puis elle se tourne vers moi. Face à face, les yeux dans les yeux, elle semble perplexe :

— Tu ne sais pas ?

— Non. Comment saurais-je ce que tu ne me dis pas ?

— Tu les as bien vus cette après-midi, non ?

— Qui ça ?

— Tes associés et collègues.

— Oui. Et donc ?

— Donc tu sais pourquoi je ne veux pas y aller.

Ah... Euh... J'ai loupé quelque chose ? Elle a croisé ses bras comme pour se réchauffer et baissé la tête. Je pose mon index sous son menton pour retrouver son regard.

— Eh bien non, je ne sais pas. Tout ce que j'ai appris, c'est que ce sont des abrutis. Sauf peut-être Samaëlle justement. Pourquoi ne veux-tu pas ?

— Parce qu'ils...

Elle se mord la lèvre. Comme si ce qu'elle avait à dire ne devait pas sortir.

— Parce que je ne l'aime pas.

Je ne suis pas dupe. Elle a changé de version.

— Pourquoi ?

— Parce que je... parce qu'elle est amoureuse de toi !

Allons bon ! En voilà une nouvelle... En y repensant, ce n'est peut-être pas faux.

— Cela n'a pas d'importance, puisque je suis avec toi.

— Je ne fais pas le poids face à elle, je le sais.

— Comment peux-tu dire ça ? Alors que je suis là avec toi ?

La roue du destin - Coma !Où les histoires vivent. Découvrez maintenant