Les immeubles étaient gris et massifs. Leurs façades, lourdes et imposantes semblaient dépourvues de fenêtres, comme si on les avait remplacées par de petites ouvertures rectangulaires, à peine assez grandes pour y laisser entrer les mouches. Entre les chantiers délaissés, les quelques touffes d'herbe sèche et une déchetterie saturée serpentaient de maigres chemins, sortant de nulle part et des femmes à la taille fine s'y promenaient langoureusement, attendant que des hommes viennent pour « faire affaire ».
Après avoir passé quelques minutes à tourner en rond, elle finit par trouver la ruelle qui lui avait été décrite. Sortie de son véhicule, elle aperçut au loin un groupe de personnes. Il lui semblait en voir six ou sept, mais Éris était encore trop endormie et trop éloignée pour pouvoir les dénombrer assurément. La rue était sombre : les quelques lampadaires disposés çà et là ne fonctionnaient que de façon aléatoire. Les uns clignotaient tandis que d'autres n'étaient même pas allumés. Seuls les phares des deux voitures de police permettaient d'y voir quelque chose. En s'approchant de ses collègues, elle se demandait pour quelle raison on avait bien pu la déranger de si bonne heure.
Du vandalisme ? Non, une ambulance était stationnée à côté des deux autres véhicules. Une agression peut-être ? Le nombre de policiers semblait bien trop élevé. Au moment d'arriver à la hauteur des agents et des médecins, elle vit le corps livide et froid d'un adolescent. À sa grande surprise, la peau du jeune homme, d'une pâleur extrême, ne semblait présenter aucune trace, marque ou blessure. Un vent glacial se leva et la fit frissonner. Subitement, une main sortie de nulle part la saisit fermement par l'épaule. Prise de panique, elle se retourna pour faire face à son agresseur, qui s'avéra n'être que monsieur Oliviard.
— Par pitié, ne refaites jamais ça, s'exclama-t-elle.
— Pour quelqu'un qui travaille à la police, vous faites preuve de bien peu de bravoure, lui dit-il sur un ton sévère. On vient de nous signaler la découverte du cadavre de ce garçon.
Le montrant du bout de son index, il lui fit un rapport sur leurs maigres trouvailles. Ses paroles monotones et vides d'intérêt finirent par tellement l'ennuyer qu'elle n'y prêta même plus attention. Au lieu de cela, Éris regardait autour d'elle et constata que de nombreuses ordures étaient répandues à proximité de la dépouille. Elle interrompit alors son supérieur, ce qui sembla l'agacer. N'en tenant pas compte, elle essaya d'en savoir plus quant à ces déchets.
— La personne qui nous a alertés est une fille de joie, Pamela Do. D'après un premier interrogatoire, elle aurait aperçu quelque chose d'étrange dépassant d'une benne à ordures. Cette dernière aurait ensuite basculé et se serait vidée de tout son contenu. Cette « chose étrange » était le garçon.
En regardant à sa gauche, elle aperçut leur informatrice appuyée à un mur, en larmes. Elle paraissait épuisée, ses frêles jambes n'allaient sans doute plus pouvoir la soutenir très longtemps. Deux gendarmes étaient à ses côtés et semblaient essayer de la réconforter. Le fait d'avoir vu un cadavre l'avait probablement bouleversée. Alors qu'Éris s'avançait vers elle, son patron la retint.
— Voyez-vous le bâtiment juste là ? C'est le gymnase local. Si la victime le fréquentait, il y a des chances que le criminel y soit également lié. J'ai donc pris la décision de le fermer jusqu'à ce que nous ayons résolu ce meurtre. S'il s'agit d'un tueur en série, je préfère ne prendre aucun risque, lui murmura-t-il tout en vérifiant qu'aucune oreille indiscrète n'avait pu entendre ses paroles.
— Non ! s'exclama-t-elle. Vous posterez des agents tous les quinze mètres s'il le faut, mais, si le meurtrier a un quelconque rapport avec cet établissement, ce n'est pas en le fermant que nous le découvrirons.
L'homme, bien qu'étonné par cette prise de risque, finit par acquiescer. Les décisions de l'inspectrice étaient parfois surprenantes, voire irrationnelles. Mais tous étaient forcés d'admettre que ses méthodes finissaient toujours par payer.
La détective, qui en avait terminé avec son supérieur, put enfin aller voir la péripatéticienne. La pauvre semblait très émue. Voulait-elle l'interroger ou la réconforter ? Depuis qu'Éris était petite déjà, elle admirait les méchants flics, ceux qui tapaient du poing sur la table pour obtenir des réponses. « Un jour, je serai comme eux, et les criminels n'auront qu'à bien se tenir », se disait-elle parfois. Mais malgré tous ses efforts, elle ne parvenait jamais à égaler ceux qui l'émerveillaient tant. Au fil des années, elle s'était aperçue qu'une approche plus douce et plus calme pouvait se révéler tout aussi efficace. Et si certains collègues lui disaient qu'elle agissait ainsi « parce que c'est une femme », ils n'avaient pas le droit à la même clémence. Éris avait en effet ce don de savoir frapper là où ça fait mal.
Arrivée à la hauteur de la belle-de-nuit, Éris procéda à un rapide interrogatoire. Mais chacune de ses questions la faisait frémir. Par ailleurs, l'inspectrice n'avait pas manqué de remarquer une manie chez elle : elle n'arrêtait pas de manipuler ses longs cheveux noirs tout en faisait de petites boucles autour de ses doigts pâlis par le froid.
— Êtes-vous nerveuse ? lui demanda l'inspectrice
— Non, enfin... ça va. C'est juste que... je ne m'attendais pas à ça.
Son visage semblait être le résultat de plusieurs années de débauche et d'opérations plastiques au rabais. Ses sourcils, tant pour leur finesse extravagante que pour leur raideur robotique, ne correspondait en rien avec le reste du visage, comme si les deux étaient indépendamment contrôlés par des humeurs drastiquement différents : d'un côté la tristesse, de l'autre une effrayante nonchalance. Le maquillage coulait le long de ses joues formant de petites traînées noires en dessous de ses yeux.
L'interrogation ne menait nulle part. Les réponses à l'interrogatoire se limitaient à de vagues « Je ne sais pas », « Peut-être », ce qui finissait par mettre l'inspectrice à court de questions. Tout portait à croire que la véritable enquête ne débuterait qu'au lever du soleil.
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Le Deux de Coeur
Mystery / ThrillerLorsqu'un proche est retrouvé mort, le doute plane et l'on se met à suspecter tout le monde. Mais le coupable n'est pas toujours celui auquel on pense. Qu'est-ce qui peut pousser quelqu'un à commettre un acte aussi horrible que d'ôter la vie à autru...