Doués pour survivre

Lir

Mettre un pied devant l'autre et ne surtout pas regarder au sol : les seuls conseils qui m'ont été donnés par le moniteur. C'est à se demander ce pour quoi on le paie.
Une grande inspiration. Je ferme les yeux.
Mais qu'est-ce qui m'a prise de grimper jusqu'ici ?! Bon Dieu, quand on a le vertige, on s'en tient au plancher des vaches !
La plateforme remue, et mon estomac se soulève : je suis en pleine mer. Mes genoux s'entrechoquent avec violence, et j'invoque une Instance Supérieure entre mes lèvres : les forces du Bien, les forces du Mal, force bleu, force rouge, n'importe qui, par pitié. Si il me faut vendre mon âme au diable pour qu'il me tire de se parcours, je n'hésiterai pas. Autant mourir avec dignité, sans lui laisser le plaisir de récolter mes pièces détachées en bas de cet arbre.
Une main sur mon bras. Je pousse un hurlement strident en entrouvrant les yeux  : c'est James.
- Lir... Ça ne va pas ?
Petrifiée, je me contente de le fixer en claquant des dents. Parfaitement à l'aise, il décroche son harnais, et je pousse un petit cri en imaginant ce qui arriverait si il tombait, là, maintenant, sans protection.
- Tu es fou !
M'ignorant, il passe le cordon relié à la ceinture de son équipement dans un anneau situé sur mon ventre. Je le regarde faire sans broncher.
- Allez, suis-moi.
- Non !
J'agrippe fermement le tronc de mes ongles.
Il soupire.
- Lir, écoute, si tu tombes, je te retiendrai, ok? Tu n'a qu'à imaginer que tu es sur le sol. Allez, lâche ce tronc.
Tremblante, je décolle un à un mes doigts de l'écorce et tente un pas hésitant vers lui. Il se balance déjà tranquillement en équilibre sur le fil de fer tendu à vingt mètres du sol, un sourire au coin des lèvres. Ce cinglé.
- Allez, Lir. Voilà, tu t'en sors bien ! Dis toi que tu marches sur des nuages.
Je ricane.
- Hyper rassurant.
Il y a erreur. L'enfer, c'est en hauteur qu'il est, pas sous terre, je peux vous le signer.
Je risque un autre pied derrière lui. Mon monde tangue, mais James a arrimé mon crochet au câble de métal et me tend une main. Nous progressons lentement, lui, comme un funambule accompli, moi, comme une enfant de deux ans qui exécute ses premiers pas.
- Ne regarde pas en bas, me répète-il régulièrement, alors qu'il se déplace avec l'agilité d'un singe, ne se retenant que par une main.
Dingue. Il est dingue. Suicidaire. Voire les deux. Soudain, mon pied glisse et de surprise, je lâche le câble et  plonge dans le vide en hurlant. Morte sur un parcours d'accrobranche. Peut-on imaginer une fin plus humiliante ? Pour un peu, des larmes de honte me monteraient aux yeux. Mais à mi-hauteur entre le sol et le câble, je suis arrêtée net, une douleur cuisante me tailladant les côtes.
- Lir !, hurle James d'en haut. Je te tiens, n'aies pas peur !
Je ferme les yeux. Jure entre mes dents. Invoque tous les noms de Dieu qui me passent par la tête.
Une nouvelle secousse, et il entreprend de me hisser jusqu'à lui, non sans me cisailler le ventre avec sa corde au passage.
- Ça va ?, s'inquiète-t-il quand je parviens à ses côtés, haletante.
Je hoche la tête en essayant de maîtriser les tremblements qui secouent mon corps, mime un merci avec mes lèvres, et nous repartons.
Enfin, James pose le pied sur la dernière plate-forme et m'aide à y grimper.
- Descends par l'échelle, on se rejoint à l'arrivée, d'accord ?
J'acquiesce en suffocant et le regarde disparaître sur la tyrolienne qui prolonge le circuit au milieu des broussailles. Il va gagner, sans aucun doute. Le but de l'épreuve étant que deux membres de l'équipe arrivent le plus rapidement possible à la fin du parcours, il suffit qu'il soit rejoint par Ety ou Ilan, et c'est dans la poche. Une fois en bas, je traine des pieds sur le sentier boueux, tentant de réprimer la nausée qui persiste.
- Trop haut pour toi, on dirait, raille sa voix au-dessus de ma tête.
Dites moi que je rêve. Encore ce crétin !
Je ne me donne même pas la peine de lever les yeux et poursuis calmement mon avancée à travers bois, une main sur mon abdomen endolori.
- Renoncez maintenant. Tu vois bien que ce n'est pas dans vos cordes  !, m'exhorte encore Alex.
Ses coéquipiers s'esclaffent, puis les cliquetis de crochet se substituent aux éclats de rire, et je suis de nouveau seule.