James

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Je ne peux pas m'empêcher de me repasser l'incident du livre, dans le train. Et si c'était moi, qu'Ety regardait, en prétendant lire dans ce bouquin quelle tenait tout bonnement à l'envers ? Improbable. Il y avait des garçons partout autour de nous, et plutôt pas mal, avec ça...Serait-il tout de même possible que...? Ridicule. Inutile d'entretenir de faux espoirs. Je remue ces réflexions dans ma tête pendant que nous grimpons dans le bus qui nous conduit au "Domaine des Sapins", notre point d'arrivée ultime.
Lorsque nous en descendons, les membres de notre groupe affluent vers Wallis comme des abeilles autour d'un pot de miel.
Il rappelle les différentes consignes de sécurité, puis nous enjoint à le suivre afin d'être répartis entre les gîtes et les dortoirs. Je remarque qu'une fille en particulier fixe notre responsable (ou les muscles sous son tee-shirt) la bouche ouverte et ne le quitte pas d'une semelle, le regard empreint d'adoration manifeste. De l'ambiance, ici. Il va y avoir de l'ambiance.
- Premier groupe, hurle Wallis en désignant une petite maison carrée en bois. J'appelle François Lebon, Mélissa Beauvais, Gordon Léni...
D'autres noms suivent, puis il entraîne les concernés à l'intérieur pour une petite visite explicative en nous recommandant de l'attendre dehors. La pluie s'est réduite à de simples gouttelettes qui tombent à intervalles espacées. Instinctivement, je cherche Ety du regard. Je la repère presque immédiatement, adossée à un arbre près de l'inséparable Lir. Sans réfléchir, je franchis les quelques mètres qui me séparent d'elles. Elles s'interrompent à mon approche, et Lir pince les lèvres, comme si elle se retenait de rire.
- Ça va, les filles?, je les aborde.
Toutes deux hochent la tête avec un sourire.
James : le roi des entrées en matière. Bond doit être mon deuxième nom.
- Je vais voir si je peux trouver notre gîte, lance une Lir amusée, en nous regardant successivement, Ety et moi.
Sur ce, elle s'éloigne, et j'ai l'impression que la Terre entière est capable d'entendre mon cœur tambouriner dans ma poitrine. La vérité, c'est que je n'avais jamais eu l'intention de m'inscrire à ce voyage, avant d'avoir rencontré Ety. C'était un jour de juin chaud et moite, un de ces jours de lycée où l'odeur de la fin des cours flotte dans les airs et où s'insinue dans chaque recoin de l'établissement comme un parfum de liberté. Je sortais d'entrainement de foot et courais en glissant dans les couloirs pour ne pas rater le cours de bio à venir. C'est alors que je l'ai vue, appuyée contre un casier, les yeux clos, les écouteurs sur les oreilles, le visage empreint d'une gravité sans conteste, comme si elle écoutait quelqu'un lui parler à l'oreille. Elle portait un jean gris et un chemisier rouge, et ses boucles châtains étaient nonchalamment lâchées sur ses épaules. Je ne sais pas ce qui s'est passé à ce moment-là, mais j'étais chamboulé au point de foncer dans le mur au lieu de rentrer par la porte du labo. Par la suite, je me suis révélé pitoyable en course de fond, au point que le David, mon coach, me demande si je n'étais pas fiévreux. Je l'ai cherchée plusieurs fois, à la cafète : j'ai fini par la repérer, assise au milieu d'un groupe de Terminales, et j'entends qu'on l'appelait Ety. Plutôt original, comme nom. Quand j'ai entendu parler d'une colo organisée par le CSJ et que je l'ai repéré sur la liste des inscrits, je n'ai pas hésité une seconde.
Et me voilà. Seul avec elle. Qui m'observe calmement, ses yeux marrons arrimés aux miens. Je tente de me ressaisir et entrouvre la bouche pour parler, mais elle choisit aussi précisément ce moment.
-Tu..
- Est-ce que..
Nous nous interrompons en riant, et son rire me fait l'effet d' un bon feu de cheminée par un temps glacial.
- On t'a montré ton gîte?, finit-elle par demander, recouvrant son sérieux.
- Non pas encore, je réponds en jetant un coup d'œil à Wallis qui déblatère une autre série de noms.
- On devrait se rapprocher, conseille Ety.
- Quoi..?!, fais-je, désarçonné.
- De Wallis, s'empresse-t-elle d'ajouter avec un air gênée.
Quel imbécile.
- Oh.. Oui, bien sûr, allons-y.
Je l'aide à soulever sa valise et celle de Lir, et nous arrivons devant Wallis au moment où il désigne un bungalow sous le nom de gîte du "Crocus" en récitant:
- Cain truc, James machin, Ilan, Elsa, Lirane et Ety, enfin tous ceux qui restent quoi, suivez- moi..!
Ety esquisse un sourire timide à mon intention.
J'ai VRAIMENT bien fait de venir, tout compte fait. Wallis nous désigne deux chambres, une pour les trois garçons, une autre pour les filles.
- Et les garçons restent dans LEUR chambre, croie-t-il utile de préciser en appuyant chaque syllabe. Installez-vous, défaites vos sacs. Vous avez quartier libre pour l'apres-midi, mais vous êtes attendus à 19h au bâtiment central : c'est la fête d'ouverture, alors tachez de paraître présentables, à supposer que vous en êtes capables, bien évidemment.
Il prononce ces derniers mots en reluquant Caïn des pieds à la tête, glissant sur son jean troué et ses épis enduis de gel coiffant qui rebiquent sur le haut de sa tête.
Je soupire, puis me laisse choir sur le lit du milieu. La chambre en comprend trois, plus un bureau et une grande penderie, ainsi qu'une fenêtre donnant sur la forêt. Tous les meubles sont taillées dans le même bois beige patiné, et il s'en dégage une atmosphère chaleureuse, façon chalet de montagne revisité.
Cain et le type qui doit se prénommer Ilan déballent leurs affaires dans un silence de mort.
- Salut, dis-je en glissant un oeil prudent dans leur direction.
- Hé !, répond l'inconnu en me secouant vigoureusement la main. Moi, c'est Ilan ! Tu dois être James ? J'acquiesce, et Caïn m'adresse un vague signe de la main.
Ilan extirpe alors trois ordinateurs de taille différente de sa sacoche et les dépose cérémonieusement sur le bureau, à côté d'un réseau de câbles entremêlés. Un geek. Super.
Un drogué et un geek.
Ces vacances s'annoncent plutôt longues.

Doués pour survivreOù les histoires vivent. Découvrez maintenant