Deuxième soirée que nous passons à la Salle des Fêtes depuis la Fiesta d'ouverture du Camp. Cette fois, pas de satin sur les chaises, pas de boule à facettes suspendue aux plafonds, mais des tissus à paillettes, des faux lustres en cristal et des faisceaux de lumières colorées projetés sur la scène. La table des jurys se tient sur le côté gauche, légèrement de biais, et la plupart des moniteurs y ont déjà élu domicile. "Ce sont des pros qui vous jugeront", avait assuré Bruno. Ouais, bien sûr. Tous les binômes candidats à l'épreuve de ce soir sont tenus de patienter en coulisse, tandis que les autres membres de leur équipe prennent place sur les rangées de chaises déjà presque toutes occupées, face à la scène.
- James ! Lir ! Je vous ai gardé des places !, nous apostrophe Ilan depuis les premiers rangs.
Nous le rejoignons et trouvons Elsa déjà affalée sur son fauteuil, en train de s'étaler une nouvelle - dixième - couche de rouge à lèvres. Bientôt, Vanessa, la rousse perchée, à la tête du groupe Artiste, grimpe sur la scène. En plus d'être une virtuose accomplie, j'ai entendu dire qu'elle cousait tous ses vêtements elle-même et créait sa propre collection de bijoux artisanaux. Cheveux frisés en désordre, de grands yeux bleus et un look pour le moins excentrique : complètement cliché, jusque-là, pas d'inquiétude.
Ce soir, elle arbore une robe violette tissée de perles en bois multicolores lorsqu'elle s'empare du micro.
- Bonsoir à tous, jeunes gens ! Je vous prie de vous asseoir, oui, tout le monde doit pouvoir suivre les danseurs ! Assis, s'il vous plaît !
Les derniers retardataires s'exécutent.
- Je présume que vous êtes tous impatients de découvrir les chorégraphies que vos coéquipiers ont préparé à l'aide de leur coach !
Je lâche un rire nerveux. Comment aurions-nous fait sans toi, ô Wallis ?
- Veuillez sans tarder accueillir notre première équipe : Léa et Françoise du groupe Cerveau, sur un ballet classique !
Les deux intéressées apparaissent bientôt dans la lumière argentée des spots, accoutrées de tutus rose vaporeux et de ballerines de soies.
Leurs mouvement sont saccadés, coincés et avec leur grâce de chimpanzés à lunettes, le ballet tourne bientôt au rituel indigène de danse de la pluie. Une catastrophe. Applaudissements modérés.
- Suivant !, scande Vanessa dans le micro. John et Cascendra de l'équipe Musclor, pour une valse !
La chorégraphie tient la route, mais le tonnerre d'applaudissements salue la mini-robe blanche transparente de la voluptueuse Cascendra, ses talons hauts et ses longs cheveux blonds lâchés sur ses épaules bien plus que la prestation elle-même.
- Suivant !
Les duos se succèdent, de la polka russe au French cancan en passant par la Samba et la danse indienne. Caïn et Ety nous ont prévenus qu'ils se produiraient en dernier, mais les trois quarts des couples ne sont pas encore passés que l'attention du public et des jurys se relâchent déjà de façon manifeste. Mauvais signe. Très mauvais signe. "Il n'y a pas de mauvais signes, Lir, juste des mauvaises interprétations", me dirait Ety si elle n'étais pas dans les coulisses. Mais au fur et à mesure que les candidats défilent, l'appréhension me gagne. Bientôt, Vanessa appelle la dernière équipe, sans même prendre la peine d'en présenter les danseurs. Un brouhaha indescriptible règne dans le public, entre rires, grincements de chaises et ouverture de sachets de chips. Soudain, la musique est lancée, et les premières notes de guitare s'égrènent dans la salle. Caïn a les mains posées sur la taille d'Ety, qui tient elle-même les volants d'une robe rouge sans manches entre ses doigts. Une énorme fleur pourpre relève ses cheveux sur le côté de sa tête, et ses yeux brillent d'un éclat qui m'est bien connu. Elle est magnifique. Elle est heureuse. Ils avancent en plein dans la lumière d'un énorme spot, et le satin de leurs tenues chatoie alors qu'ils se figent en position de départ. Un murmure excité parcoure la salle, le silence s'installe , et les jurys se redressent sur leur chaise.
- Ils sont parfaits, me souffle Ilan tandis qu'ils évoluent en rythme sur la scène.
Un flash crépite pas loin de nous.
- Bah quoi ?, se défend Elsa avec une moue innocente. Caïn avec une rose dans la bouche, c'est pas tous les jours !
- Chuuuuttt..!, sifflent des voix derrière nos chaises.
Soudain, la musique cesse brusquement, et la salle est plongée dans le noir. Cris affolés. Je bondis de ma chaise. Éty !
- Restez calmes !, s'époumonne Vanessa dans le micro. Une simple panne d'électricité. ASSIS ! ON RESTE ASSIS !
- J'y vais !, déclare Ilan en filant à travers les rangs.
- Ilan...?! Mais où est-ce que tu vas ?
Il fonce vers ce qui semble être l'entrée des coulisses.
Un ricanement juste à ma droite. Je plisse les yeux. Oh non, c'est pas vrai...
- Tu as vraiment décidé à me coller aux basques jusqu'à la fin de ma vie, Alex ?
- Il ne pourra rien faire, tranche nonchalamment ce-dernier, en désignant la direction qu'avait pris Ilan. Le compteur électrique de cette salle est bien plus compliqué que les modèles standard auquel il est habi...
- La ferme, je le coupe en cherchant James du regard.
Je le repère bientôt, juste en bas de l'estrade, occupé à fouiller l'obscurité des yeux.
À ce moment, les spots se rallument brusquement, et la musique rejoue le début du morceau.
- Impossible, souffle Alex avec une moue contrariée.
Triomphante, je résiste à l'envie de lui tirer la langue, mais quand je me retourne, il a déjà filé.
- C'est réglé, les enfants, le spectacle continue !, annonce la voix Vanessa dans les hauts-parleurs.
Ilan réapparaît alors en faisant craquer les jointures de ses doigts. Il lève deux pouces à mon intention, et je me contente de le fixer, abasourdie.
- Comment as-tu fais ça ?!, je finis par articuler.
- Tu blagues ? Leurs systèmes électriques sont vraiment basiques. Rien de vraiment compliqué, je t'assure !
Je hoche la tête sans conviction.
Ce type n'est pas humain.
Sur scène, Cain et Ety se sont remis à se déhancher, et le public ne perd pas une miette du spectacle. Les danseurs sourient à pleines dents : passée l'angoisse du départ, ils ont maintenant l'air de bien s'amuser.
Et c'est la pose finale.
- Magnifique !, hurle Vanessa dans le micro. MAGNI-FI-QUE !
Applaudissements et sifflets à m'en briser les tympans. Nous nous levons, suivant le mouvement de la foule, et les jurys en font autant.
- Deux fois dans la même journée !, s'exclame Vanessa en rejoignant Ety et Caïn sur la scène. Décidément, le groupe Terrain n'en a pas fini de nous étonner ! Bravo ! Bravo à tous ! Vous remportez cette épreuves, et cinquante points de plus !
Wallis lui arrache presque le micro des mains.
- Oui, c'est ça, allez, bravo ! Tout le monde au réfectoire d'ici quinze minutes ! C'est Crêpes party, ce soir !
Des cris de joies accueillent sa déclaration. Puis la musique explose, et un énorme canon a confettis recouvrent Cain et Ety de petits papiers métallisés.
J'essaye de croiser le regard de mon amie sur la scène, et je trouve enfin ses yeux. Mouillés, bien évidemment.
Je lui sourie. Et elle hausse les épaules à mon intention.
« Ça ne se contrôle pas », semble-t-elle me dire.
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Doués pour survivre
Teen FictionJusqu'à présent, qu'importe, si leurs talents les menaient à leur perte. Et puis, ils se sont rencontrés. Maintenant, plus question de perdre quoique ce soit. Pas même cette partie. Pas même leur vie. #2 Jeunesse