Je prend une douche glacée avant de me glisser dans un sweat douillet et de laisser la place à Elsa, qui gratte les restes de terre sur son haut en grommelant.
- J'ai faimmmmm !, hurle Ilan depuis la chambre des garçons. Je file en éclaireur au réfectoire. Qui m'aime me suive !
Je frappe deux coups rapides à leur porte.
- Je t'accompagne, Ilan.
Il fait mine d'être flatté.
- Je prends ça pour une déclaration !
Nous refermons la baie vitrée derrière nous et nous mêlons à la vague humaine qui déferle en direction du gîte principal. Lir m'a assurée qu'elle me rejoindrait juste après avoir passé un coup de fil à ses parents qui rentrent tout juste de Tunisie, où ils ont passé un peu plus d'un mois. Quand à savoir si le titre de «parents » est toujours légitime quand on se rappelle de l'existence de sa fille au bout de trente jours à l'étranger...
- Qu'est ce qu'on a au menu selon toi ?, s'enquit Ilan en m'arrachant à ma réflexion. Homard ? Côtelettes d'agneau?
Je soupire.
- Rêve.
Nous pénétrons dans la cantine bondée. Surprise générale : des tranches de viande grillée figurent dans des plats éparpillés sur les tables. Ilan sourit jusqu'aux oreilles.
- Qui a dit que les miracles n'existaient pas ?!
Accueillez votre prophète, mesdames!
Abasourdie, je me tourne vers lui.
- Tu pourrais essayer avec un Cheese-cake aux myrtilles ?
James arrive peu après et s'installe en face de moi. L'azur de ses yeux me fait tourner la tête. Je me noie. Ohé. Venez me cherchez. Non, en fait, je crois que je vais me laisser couler... Lir me pince la cuisse droite.
- Reviens sur Terre, ma vieille.
- Désolé, je souffle tout bas, en détournant la tête.
Nous entamons le repas dans le brouhaha habituel. Finalement, Bruno, chaperon du groupe Cerveau, s'avance sur l'estrade et réclame le silence. Ses cheveux lui tombent sur le front en mèches désordonnées, recouvrant en partie ses lunettes, et son tee-Shirt est si long que je crains qu'il ne se prenne les pieds dedans.
- Ok, les jeunes. Ce soir, une épreuve de danse, déclare Bruno dans le micro. Un duo de chaque équipe : Synchronisation, technique, mise en scène, mettez toutes les chances de votre côté, ce sont des pros qui vous jugeront.
Des murmures d'excitation parcourent l'assemblée. Les bruits des couverts qui s'entrechoquent faiblissent : Bruno a capté l'attention de la majeure partie de la salle. Je pose moi aussi ma fourchette, non sans un regard de regret pour les restes de pommes de terre sautées et de bifteck maison dans mon assiette.
- Le thème imposé : les danses du monde. Exprimez-vous, quoi ! Les participants ne doivent pas déjà avoir représenté leur équipe à une épreuve en solo ou duo antérieurement...
Bon. Pas besoin d'avoir la science infuse pour comprendre que ça va être à Caïn ou à moi de jouer. À Caïn ET à moi, en fait.
- Votre prestation aura lieu à 19h, salle des fêtes. Vous avez exactement 6 heures de préparation, tenues et maquillage compris. Bonne chance !
Bruno fait un pas pour descendre de l'estrade, loupe l'escabot et s'étale de tout son long sur le carrelage. Fou rire général. Plusieurs moniteurs accourent pour l'aider à se remettre debout, tandis qu'il marmonne de vagues jurons dans sa barbe.
- Ety, Caïn, on compte sur vous, déclare Wallis sans nous adresser un regard. Si vous avez besoin de moi, je suis dans ma roulotte.
- Mais...
- A toute à l'heure.
Toute l'équipe suit notre moniteur des yeux tandis qu'il quitte la table. Ety lâche une grimace, Elsa hausse les épaules, James fronce les sourcils, Caïn... grignote une mèche de ses cheveux. Super. On a du potentiel.***
- CAÏN !, je m'exclame en tirant sur mes mains pour qu'il les lâche. Mais concentre toi, bon sang !
Je me place à côté de lui et exécute une fois de plus le troisième pas de la chorégraphie que je m'escrime à lui apprendre. Patiences, patience.
- Un, deux, tu avances, tu recules, puis tu me fais tourner, hop, et on revient en position de base ! Tu l'as ?
Cela fait plus de deux heures que nous évoluons sur l'herbe, sous le regard attentif de Lir et de James. Leurs visages sont passés du statut de "motivés" à celui de "déprimés" devant les efforts herculéens que je suis réduite à déployer pour Caïn. J'ai choisi de danser un tango, ce soir. Peut-être pas la plus simple des éventualités, mais c'est un style qui laisse beaucoup de place à l'expression, à l'émotion, et puis de toute façon, c'est pas avec Caïn que j'enfilerai des ballerines de satin. Caïn a du mal à prendre le réflexe de reposer ses mains sur mes hanches après m'avoir fait tourner, et je dois sans cesse lui répéter de lever le menton au lieu de l'enfoncer dans ses épaules. Pour ne rien arranger, le regard tendu de James, qui gratifie chacun de nos mouvements d'une moue accusatrice, commence sérieusement à me taper sur les nerfs. Quelle mouche l'avait encore piqué ?
- Une pause, je décide lorsque Caïn me pose brusquement par terre après m'avoir soulevée dans ses bras sans ménagements. Tout douuux, je suis pas un sac de pommes de terre !
En sueur, je m'allonge dans l'herbe fraîche et laisse ses brins me caresser les joues. Lir se redresse et se penche au-dessus de moi.
- Un peu d'eau ?
J'attrape la bouteille au vol, et je respire un grand coup. Courage.
Nous répétons ainsi tous l'après-midi, jusqu'à ce que l'enchaînement des mouvements se fasse plus sûr pour Caïn, puis jusqu'à ce que nous soyons capables d'exécuter la choré les yeux fermés. Je sollicite mon partenaire sans relâche, et je dois dire qu'il se fait étonnamment docile, malgré la dose d'énergie que je l'oblige à dépenser. Bientôt, il me guide avec assurance, et je m'abandonne au torrent d'émotions qui m'assaillent, comme à chaque fois que j'en ai l'occasion. Ça a toujours été comme une seconde nature, chez moi, un peu comme parler ou marcher. Danser, laisser mon corps vivre la musique, vivre le rythme de la vie. Le traditionnel tutu classique de mes cinq ans a donc fait place à la tenue règlementaire de contemporain, puis à mes joggings de hip-hop, et enfin aux robes décontractées de tango. Chez moi, je danse tout le temps, que ce soit au réveil, dans ma chambre quand j'y mets de l'ordre, dans la cuisine quand je suis aux fourneaux... Plus personne ne s'en étonne, et je ne me sens jamais aussi vivante que dans ces moments-là, comme maintenant, alors que Caïn et moi accélérons, que nos pieds frôlent le sol, et que soudain, il me soulève, me fait voltiger, et me repose gracieusement, que je tournoie, avance vers lui, recule, et nous nous envolons... Je m'enroule dans un de ses bras, il attrape mes côtes, puis sans même nous concerter, nous nous figeons en pose finale. Nous restons quelques minutes immobiles, haletants. Retournons vers notre public affalé sur le sol. Et attendons. La mâchoire de James va se décrocher. Lir ouvre des yeux de poisson pané, et nous fixe d'un drôle d'air. Ilan ouvre la bouche, la ferme, puis prend la parole.
- Hum, je crois bien que vous êtes parés, les gars. C'est dans la poche.
VOUS LISEZ
Doués pour survivre
Teen FictionJusqu'à présent, qu'importe, si leurs talents les menaient à leur perte. Et puis, ils se sont rencontrés. Maintenant, plus question de perdre quoique ce soit. Pas même cette partie. Pas même leur vie. #2 Jeunesse