Elias

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Paris, 2018 :

Comme tous les matins depuis six ans, Margaret vient me réveiller. Comme tous les matins depuis six ans, je l'envoie balader. Elle est gentille, pourtant. Mais je ne la supporte pas. Elle essaie de prendre la place de ma mère. Et ça, je ne le permettrai à personne. Elle est morte dans un accident de la route. Mon père, lui, a abandonné ma mère lorsqu'il a su qu'elle était enceinte. Quel modèle... Du coup, j'ai grandi sans père. Et, depuis six ans, sans mère. Une assistante sociale m'a envoyé chez les Freeman, des Anglais qui veulent des enfants par-dessus tout. Ils s'étaient installés en France un peu avant de m'adopter. Henri et Margaret ont été adorables, mais, à dix ans, quand on vient de perdre sa seule famille, on se fiche que des étrangers soient des amours. Tout ce qui compte, c'est qu'on ne reverra plus jamais la personne en question. Alors, je me suis enfermé sur moi-même. Enfin, ça, c'est ce que dit Mlle Camélia, ma psy complètement barge. Cette femme est une véritable tarée. Une tarée très intelligente. Trop. Devant les Freeman, elle fait mine d'être sensée, mais, dès qu'ils s'en vont, elle devient dingue. Elle se met à chanter d'une voix de crécelle, à me raconter des histoires de fées des eaux, ou je-ne-sais-quoi. J'aimerais me débarrasser d'elle, mais ce n'est pas si facile ; à quatorze ans, j'ai choisi d'emprunter ce que les adultes appellent le chemin de la délinquance. Trente-sept mois plus tard, j'y suis encore. Ce qui explique mes rendez-vous obligatoires chez cette psy timbrée. Comment une telle représentation d'Harley Quinn a-t-elle pu obtenir un diplôme de psychologie ? Enfin, Harleen Quinzel, avant de devenir folle, était psychiatre. Je suis un grand fan de comics. J'avoue. Ma meilleure amie aussi. Elle s'appelle Harley. Pour de vrai. Et elle est blonde. Ensemble, on fait vraiment n'importe quoi. Les Freeman la détestent. Selon eux, elle m'entraîne dans tous les mauvais coups. Ils pensent qu'elle m'a initié à la délinquance. C'est débile. Mais je ne peux rien y faire.

-Elias, m'appelle, cette fois, Henri. Debout. Maintenant. C'est un ordre. Margaret a à te parler.

Je me tourne vers lui. Il a le visage sévère de celui qui triomphe. Il se fiche le doigt dans l'œil, s'il croit qu'il a gagné quoi que ce soit. Cela dit, je sais pourquoi il pense ça ; Harley et moi, on n'a rien fait de mal depuis le début de mois. On prépare un gros truc. Mais ça, ils n'ont pas à le savoir.
Je me lève lentement -très lentement- et sors de mon lit. En jogging. Je sais que ça insupporte Margaret et Henri. Bah quoi ? Il faut bien que je m'amuse un peu ! Je descends les escaliers et arrive dans le salon. Là, je découvre Margaret, assise aux côtés d'une femme. Ou d'une fille. Je ne sais pas ; elle est de dos. Je ne vois que ses cheveux noir corbeau savamment tressés. Oh, je rêve ! à cause d'Harley, j'utilise des expressions comme « savamment tressés » ! La prochaine fois qu'elle me parle de ses coiffures bidon, je l'assomme.
Peu importe. Dans l'immédiat, je sais que ce n'est ni l'assistante sociale, Mme France, ni cette malade de Mlle Camélia. C'est donc sûrement une amie des Freeman. Je jubile. Margaret détestera encore plus que je sois torse nu.

-Je suis là. Tu voulais me voir ? demandé-je, insolent.

Elle sursaute, tandis que son invitée se retourne doucement. Une jeune fille. Sans doute mon âge. Peut-être un peu plus, peut-être un peu moins. C'est difficile à déterminer. Elle me regarde avec tout le mépris possible, et je dois admettre que ça fonctionne ; en quelques secondes seulement, je suis déstabilisé. Merde.

-Va t'habiller, Elias, s'il te plait, me supplie presque Margaret.

Mais je ne bouge pas. Pas question de lui obéir sous prétexte qu'il y a une invitée. Ç'a toujours été ainsi, et ça ne changera pas de sitôt.

-Tu ne l'as pas entendue ? m'interroge la fille d'une voix froide.

-Nan, j'ai pas entendu.

Face aux personnes que je suis « censé respecter », j'adore parler un mauvais français. Ça agace toujours. Même si je ne suis pas sûr qu'elle en ait besoin.

-Elias ! s'indigne Margaret. Excusez-le, Mlle Kynigos.

Drôle de nom. On dirait du grec. Ou du polonais. Mais, comme je ne parle ni l'un ni l'autre, je ne pourrais pas départager.

-Mme Freeman, pourrais-je vous demander de nous laisser seuls un instant, s'il vous plait ?

-Et bien...

Je sens sa peur. Je la sentirais à des kilomètres. Elle a peur qu'il y ait de la violence. Je peux la comprendre. Après tout, j'ai souvent atterri au poste pour avoir déclenché des « bagarres ». Ce mot me fera toujours rire. De toute façon, même si j'ai de la force, je ne frappe pas les femmes. Sauf Harley. Parce qu'elle est folle.

-Je ne ferai pas de mal à ce gamin, Mme Freeman, déclare-t-elle avec un sourire railleur.

Je manque d'éclater de rire. Au moins, ce frigidaire a le sens de l'humour. Elle ne risque pas de me « faire mal », cette Mlle Kynigos.

-Bon, d'accord. Elias, je t'en prie, tiens-toi bien.

Elle me lance un regard entendu avant de quitter la pièce. La fille -Mlle Kynigos- me scrute bizarrement. Puis, elle sort de son sac un dossier en cuir noir. Mais qui a ce genre de truc ?

-Elias Ondin, dix-sept ans, lit-elle, adopté à onze, plusieurs tours au commissariat, en centre de rééducation, aussi.

Je décide de la jouer emmerdeur irrésistible. Ça marche à tous les coups.

-Ça te plaît, chérie ? lancé-je avec un clin d'œil.

En quelques secondes, elle est devant moi, un masque glacial à la place du visage. Elle me tend sa main. Elle veut que je la serre ? Elle a pratiquement mon âge, et elle veut que je lui serre la main ? Pourquoi pas ? Elle a la peau douce et froide. C'est étrange.

-Lorelei Kynigos, se présente-t-elle. Je suis ta nouvelle éducatrice.

-Ma quoi ?

C'est une blague. Forcément. Elle a l'air beaucoup trop jeune !

-Ton éducatrice, répète-t-elle, comme si elle parlait à un abruti.  

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