Je laisse Elias et Aniel, son père, se rencontrer. Ils ont sans doute des tas de choses à se dire. Je me retourne un instant pour les observer : ils se ressemblent comme deux gouttes d'eau. Mais d'Elias émane une puissance particulière. Une puissance qu'Aniel ne connaît pas et ne connaîtra jamais. Durant mon entraînement, j'ai passé quelques temps avec lui. De ce dont je me souviens, il était calme, généreux, et d'une force de caractère étonnante. Il faisait partie des rares -pour ne pas dire le seul- hommes que mon peuple appréciait. Je ne sais pas ce qu'il en est aujourd'hui, mais je ne pense pas que les Amazones l'aient banni ; il n'aurait pas pris la peine de me secourir. Cela dit, dans le temps, nous étions amis. Mais peut-être notre lien n'a-t-il pas survécu aux deux derniers millénaires.
Au bout d'une dizaine de minutes, je décide de les rejoindre ; il faut avouer que faire le tour d'un champ de maïs n'appartient pas à ma liste des activités les plus palpitantes. Clairement pas. Je préfère largement me battre contre soixante-huit Amazones. Et soixante-huit, ce n'est pas ce que je qualifierais de "petit nombre".-Mon... père, commence Elias comme s'il venait d'inventer un nouveau mot, comme s'il ne l'avait jamais prononcé de sa vie, m'a tout expliqué. Je suis un Ondin, une espèce rare de la Grèce Antique, et les Naïades cherchent à nous exterminer. Quant-à-toi, tu es une Amazone de plus de deux mille ans. C'est... je dois admettre que ça fait beaucoup de choses à avaler d'un seul coup.
Il réagit mieux que ce à quoi je m'attendais. C'est un bon point pour lui.
-Lorelei ? Pouvons-nous parler un instant ?
Comme toujours, Aniel parle posément, gentiment, mais je perçois un arrière-goût ironique dans le ton qu'il emploie.
Nous nous éloignons de son fils -c'est étrange à dire- pour discuter un peu plus loin.-Pourquoi ? me questionne-t-il après un long silence.
-Pardon ?
-Pourquoi es-tu sortie de ma vie sans un mot d'adieu, sans une explication ? Je voudrais te comprendre, mais je n'y parviens pas.
Je croyais que mes sœurs l'avaient prévenu... Euria m'a pourtant que c'était le cas...
-Tu n'es pas au courant ?
A son air hagard, je devine facilement que non.
-J'ai passé les deux derniers millénaires dans une Cuve.
-Par Poséidon ! Lorelei, je ne savais pas ! Je suis terriblement désolé. Je sais à quel point ce châtiment peut être difficile.
Il n'imagine même pas à quel il a raison... Ces années ont été d'une douleur innommable. A plusieurs reprises, j'ai failli sombrer dans la folie.
-En tout cas... je voulais te féliciter. Pour ton futur Couronnement.
La simple mention de cet événement suffit à me faire monter les larmes aux yeux. Parce que cela signifie la mort de notre Reine. C'est terrible. Les Amazones sont très attachées à la Reine. Toujours. Et sa perte cause, dans tous les cœurs, un intense chagrin. Et moi, je me rends compte que je n'aurais même pas grandi à ses côtés. Alors, mon Couronnement a un goût doux-amer. La mort face à la vie. Le plus dur est de se demander où nos mortes iront. Hadès disparu, il ne reste plus que Tartare pour gouverner sur les Enfers. Du moins, c'est ce qu'il se dit dans les discussions discrètes. Nous ne savons pas précisément quels dieux ont été assassinés par les Naïades. Une infime poignée d'entre eux auraient survécu. Bien entendu, nous n'avons aucune preuve : tout cela n'est que spéculations. Mais l'idée d'un jour accueillir Artémis dans son Temple, à Sparte, suffit à réjouir les plus désespérées d'entre nous. La dernière fois que j'ai vu notre déesse, j'avais seize ans, et la guerre n'en était qu'à ses débuts. Elle est venue nous dire au revoir, qu'elle nous aimait, et qu'elle était heureuse de nous avoir pour filles. Puis, elle s'est entretenue avec notre Reine. Elle allait partir lorsqu'elle m'a vue : j'étais assise dans un coin, pensant aux sanguinolents combats qui se préparaient. Elle s'est alors approchée pour me saluer. Au lieu de m'agenouiller comme j'aurais dû le faire, je suis restée béate d'admiration devant elle. Elle a ensuite retiré l'une de ses bagues pour me la donner. Je ne l'ai jamais enlevée.
Je coule un regard dans sa direction : en argent, elle est ornée d'une magnifique émeraude taillée en boule. Ce bijou a tant d'importance...
-Je suis désolé, reprend Aniel au bout de cinq bonnes minutes. J'oublie parfois à quel point les Amazones détestent qu'on leur rappelle le décès prochain de leur Reine.
Avant, mon ami était plus subtil. Mais je suppose que la guerre l'a empêché de s'entraîner aux relations humaines.
-Je te suis reconnaissant de protéger Elias malgré... malgré le fait qu'il soit un homme.
Aniel a toujours été mon seul ami homme : comme mes paires, je fuis leur contact.
-Je remplis ma mission, Aniel. Parce que c'est ce qui est juste. Pas parce que c'est ton fils.
Ce dernier arrive d'ailleurs vers nous, l'air ennuyé. Nous avons dû parler plus longtemps que je ne le croyais.
-Lorelei, Aniel, je crois qu'on a un problème.
Mon vieil ami et moi nous tendons comme un seul homme, l'oreille attentive.
-Un Griffon vient de ramener ses plumes au beau milieu du champ, poursuit-il.
Je souffle de soulagement. Tous les Griffons viennent de Sparte. Je me dirige vers celui qui a débarqué à l'improviste, surprenant Elias. C'est la Cour qui l'envoie. Il est là pour moi. Le Couronnement est imminent : la Reine est malade. Il ne lui reste plus que les forces nécessaires à la Bénédiction.
Ne pas craquer. Ne surtout pas craquer. Rester forte devant Elias, Aniel, et tout mon peuple. Tu peux le faire, Lorelei. Tu peux le faire.
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Protect Him
Paranormal《 -Lorelei ! Non, tu ne peux pas mourir ! Je la supplie, je la secoue, encore et encore. Mais rien n'y fait ; le corps de Lorelei reste désespérément inerte. C'est terminé... Au fond, je crois que je savais que ça finirait comme ça ; elle avait pou...