J'aurais dû m'y attendre ; Lorelei Kynigos n'allait sûrement pas être honnête avec moi. C'était trop beau pour être vrai.
-J'aurais presque pu y croire.
Elle a l'air déçue. Elle pensait vraiment que je la croirais ? Je secoue la tête.
-Peu importe. Demain, même heure.
-Impossible. J'ai un truc de prévu.
-Quoi donc ?
Ça fait des semaines qu'Harley et moi préparons ce coup ; pas question de tout lâcher pour une éducatrice tarée qui croit encore aux fées. Maintenant que j'y pense, je me dis que je devrais présenter Lorelei à Mlle Camélia...
-C'est personnel.
Silence. Elle semble attendre quelque chose. Que je me décide à parler, peut-être ? Cette fille est cinglée.
-Tu en parleras avec le juge.
Définitivement cinglée.
-Tu n'es pas au courant ?
Ça m'intrigue, mais poser la moindre question équivaudrait à perdre la partie. Et je déteste perdre.
Finalement, Lorelei règle le problème toute seule en répondant à mon interrogation tacite :-Tu ne trouves pas étrange le fait de te retrouver avec une éducatrice du jour au lendemain ?
Si. Mais je ne le lui dirai pas.
-C'est le juge qui m'a assigné cette tâche. Donc, je peux, si je pense cela nécessaire, t'envoyer le voir. Et ce ne sera pas une visite de courtoisie.
Pas si folle que ça, finalement.
-Je te demande pardon ?
J'ai parlé à voix haute. Oups ?
-Plus personne ne dit "je te demande pardon".
-Personne, à dix-sept ans, n'est incapable de penser silencieusement, rétorque-t-elle avec un sourire crispé. Quoi qu'il en soit, si tu ne veux pas me dire ce que tu avais prévu, ça ne me dérange pas. Je n'ai pas à pénétrer ta vie privée. Tout ce qui m'intéresse, c'est que tu sois prêt demain matin à sept heures pétantes.
Je sais reconnaître une cause perdue lorsque j'en vois une.
-Je pourrai au moins prendre un petit déjeuner ? J'ai faim, moi.
Un éclair de surprise passe sur son visage. Comme si elle venait de se souvenir de quelque chose d'important.
-Je suis désolée ; j'avais complètement oublié. Viens là.
Elle s'affaire devant sa moto. Je crois qu'elle cherche son sac. J'avais raison. Gagné. Elle en sort un sachet vert forêt (il faut vraiment que j'arrête d'écouter les descriptions d'Harley...) et me le tend.
-Ouvre-le et mange ce qu'il y a dedans.
En l'occurrence, deux barres protéinées noix-noisettes. À défaut de réagir comme un être humain normal, Lorelei a de bons goûts.
-Merci.
Je croque dans la première. Je n'avais encore jamais rien goûté d'aussi bon. Je crois que je vais exclusivement me nourrir de ces trucs. Enfin, presque.
Elle sourit, satisfaite, comme si je venais de lui confirmer ce qu'elle savait déjà.-Essaie de ne manger que des fruits et légumes. Je te dépose chez toi et je m'en vais.
Pour une raison obscure, ça me déçoit un peu. J'aurais aimé passer plus de temps avec elle. Bizarre. Je ne sais même pas pourquoi.
Elle grimpe sur sa moto avec l'aisance d'une cavalière (une comparaison que je dois à Harley et son ancienne passion pour les chevaux).-Tu fais de l'équitation ? demandé-je alors qu'elle démarre.
Elle se crispe si brusquement que j'en arrive à me demander si je n'ai pas réveillé un vieux traumatisme.
-Avant. Ça fait longtemps que je n'en ai pas refait.
Touché. Bravo, mon grand, c'était très intelligent.
Note à moi-même : ne plus aborder le sujet.-Pourquoi ?
Visiblement, mon cerveau ne comprend pas les ordres que je lui donne. À moins que ce ne soit cette théorie qui dit, groso modo, que le cerveau ne saisit pas la négation.
-Je... j'étais occupée ailleurs, déclare-t-elle sèchement.
Cette fois, le message est clair : ça ne me concerne pas le moins du monde.
-Pourquoi tu es devenue éducatrice ?
Aucune réaction. Je suppose qu'elle ne m'a pas entendu. Lorsque je l'appelle, pourtant, elle répond dans la seconde. Bizarre.
-Je viens de penser à un truc ; tu ne devrais pas avoir le permis.
Elle éclate de rire. J'aime bien son rire. Il est particulier.
-C'est vrai. Mais je me suis arrangée. Légalement, ajoute-t-elle après un instant.
-Comment ?
-Ôte-toi cette idée de la tête.
-Démasqué.
À nouveau, elle rit. J'ai trouvé ce qu'il y a de si spécial : on croirait y entendre la forêt chanter. Le sifflement du vent, le psithurisme, l'écoulement des eaux. Une véritable ode à la nature.
Son allégresse est contagieuse, et je finis moi-même hilare. Secouée par des éclats de rire, elle se sent obligée de s'arrêter sur le bas-côté. Si c'est dangereux en pleine autoroute, il n'y a pas un chat à des kilomètres à la ronde.-Pour être honnête, je ne m'attendais pas à tant m'amuser aujourd'hui.
Alors que je m'apprête à lui confier que, moi non plus, je ne pensais pas plaisanter à ce point, elle se raidit brusquement, fronçant les sourcils. Une ride d'inquiétude se creuse entre ces derniers. Presque par automatisme, je me mets sur mes gardes. Si je n'ai pas la moindre idée de ce qui peut à ce point causer du souci à Lorelei, une certitude demeure : ça ne peut qu'être mauvais.
Perspicace, Elias !-Remonte sur la moto et démarre. Roule le plus vite possible, le plus loin possible. Ne t'arrête que pour remettre de l'essence. Ne parle à personne. Ne mange que ce qu'il y a dans mon sac. Ne te repose pas.
Voyant que je ne réagis pas, elle cogne mon avant-bras. Elle a plus de force qu'il n'y paraît. Malgré cela, je ne peux pas me résoudre à l'abandonner au beau milieu de nulle part.
-Elias, s'il te plaît, dépêche-toi !
-Je ne sais même pas ce qu'il y a !
Pendant plusieurs minutes encore, elle tente de me convaincre. Je n'apprends qu'une chose de plus : je ne dois pas retourner chez les Freeman.
Puis, elle ferme les yeux, l'air tendu. Lorsqu'elle les rouvre, je ne distingue quasiment plus le gris perle de ses iris. Elle semble déterminée. Comme ces peintures, ces dessins des guerriers que l'on trouve dans les musées et les livres d'histoire.-C'est trop tard. Elles sont arrivées.
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Protect Him
Paranormal《 -Lorelei ! Non, tu ne peux pas mourir ! Je la supplie, je la secoue, encore et encore. Mais rien n'y fait ; le corps de Lorelei reste désespérément inerte. C'est terminé... Au fond, je crois que je savais que ça finirait comme ça ; elle avait pou...