Chapitre 5

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Durant plus d'une semaine, la jeune fille ne parut aux yeux des siens qu'aux heures des repas, lorsqu'elle ne se servait pas dans sa chambre. Lorsqu'une sœur ou une cousine demandait de ses nouvelles, elle répondait qu'elle dormait, qu'elle lisait et qu'elle réfléchissait. Plusieurs fois les sœurs du professeur lui témoignèrent leur surprise face à l'isolement de celle qu'elles avaient vu sortir pomponnée matin et après-midi quelques jours plus tôt ; la fillette se contentait de sourire et de citer de faibles douleurs aux jambes causées par le froid. Et il fit, en vérité, à Port Balfonheim, un climat particulièrement froid pour le mois du Lion. Lorsqu'elle se déplaçait dans l'appartement, c'était chaque jour d'une démarche bancale et harassée, plus malaisée que celle de la veille. Un matin où une violente tempête s'entendait non loin du port, elle se leva de son lit et s'approcha de sa fenêtre. L'air glacé lui souffleta les joues et le nez, tandis que le sifflement du vent lui perça les oreilles et de gros nuages obscurcissaient sa vue. Elle s'accrocha à la rambarde et pencha la tête. Dans la rue, pas une âme ne marchait ; toutes les vitres et portes étaient fermées. Seule la mer s'agitait, par vagues énormes contre le quai. La mer et une ombre repliée au pied de l'immeuble, qu'elle sembla ignorer au départ. Mais en se penchant davantage, les pieds décollés du sol, elle finit par ouvrir sa bouche sans une parole, puis par faire de grands signes au milieu du vent. L'homme qui attendait en bas ne bougea pas, seuls ses longs cheveux dansaient avec la tempête. La fillette l'appela par son nom, mais sans aucune réaction. Elle se dirigea alors vers un coin de sa chambre où, sous une écharpe, elle saisit une boîte cylindrique en métal de laquelle elle tira quelques gils. Retournant à la fenêtre, elle jeta sans hésiter le contenu de sa petite poignée par-dessus bord. Alors seulement Vayne remua sa tête, puis courut ramasser les pièces qui avaient atterri au milieu de la chaussée. La jeune fille se mit à rire et courut à grandes enjambées avant de gagner l'entrée de l'appartement et d'ouvrir la porte.

Le vent était fort rude, elle faillit lâcher la poignée et s'envoler ; mais elle avança encore, cherchant des yeux sa cible, avant de la trouver en face d'elle.

— Venez, monsieur Vayne, dit-elle tout de suite, vous gèlerez moins à l'intérieur.

— Ça ne sera pas nécessaire, répondit-il sur le même ton mi-sévère, mi-condescendant, c'est déjà assez de m'avoir sauvé avec ça.

— Laissez, il faut entrer, vous tremblez comme une feuille blanche[17]. Le professeur n'est pas là, il ne rentrera que dans quelques jours.

Vayne céda aussitôt au bras maigre qui le tirait vers l'intérieur de la demeure et apparut, en effet, blême et frissonnant, sans aucune autre expression que la frayeur.

— Venez près de la cuisine, il y a un feu.

Le vendeur, sans son sac à marchandises, la suivit sans répondre, les yeux hagards, le teint livide. Elle le fit asseoir dans un petit salon en face de la cuisine, et se dirigea vers une cheminée nue. Vayne ne remarqua pas que celle-ci s'emplit instantanément d'un feu vif sans que la jeune fille n'eût à chercher un matériau quelconque. Immédiatement, les traits de son visage se dilatèrent, il baissa ses épaules et respira profondément. La fillette sourit et courut lui présenter un bol de légumes qui dégageait une forte chaleur.

— Prenez cela tout de suite, ordonna-t-elle.

— Je n'ai pas besoin que vous me nourrissiez, répondit-il avec une faible vigueur.

— N'essayez pas de vous justifier ; vous n'aviez plus aucun sou et n'avez pas mangé depuis bien longtemps.

— Ce que vous dites est vrai, mais ce plat doit être destiné à quelqu'un d'autre qui l'a laissé là, je ne peux le prendre...

— Vous le pouvez tout à fait puisque c'est moi qui l'ai cuisiné et que je le destine à vous, et qu'enfin je vous le demande.

Elle inclina sa tête fauve vers celle de l'homme qui commença à manger, d'abord lentement, puis avec une voracité qui la fit sourire. Pendant qu'il se nourrissait, elle lui apporta également de quoi se désaltérer et une corbeille de fruits, puis elle s'assit sur la chaise près de la sienne.

— Voyez comme vous vous sentez mieux, dit-elle presque en riant.

— C'est que je n'ai jamais rien mangé de tel, à Archadès, répondit-il entre deux bouchées.

— Je vous l'ai dit, l'on trouve de tout ici. Plusieurs navires effectuant des trajets différents s'arrêtent à ce port et vendent ce qu'ils ont. Chaque année, nous découvrons des choses différentes. Mais j'aimerais en découvrir encore plus avec vous.

— Je ne vends pas de nourriture, déclara Vayne en se versant à boire.

— Sans doute, mais vous pouvez vendre autre chose, et même me le donner, tout comme vous m'avez donné cette robe. Vous croyez sans doute que je vous ai parlé près de l'aérogare sur un coup de tête ; ce n'est pas tout à fait vrai. Avant et surtout après avoir dit cela, j'ai réfléchi seule pendant des heures sans plus rien écouter de personne. Je n'arrivais plus à dormir, je ne pensais qu'à vous.

— Il ne fallait pas vous donner tant de peine, précisa-t-il ; je vous l'ai dit : vous ne gagnerez rien à voyager en ma compagnie.

— Serait-ce vous qui sauriez ce que je gagnerai ou non dans cette vie ? Je vous ai dit que j'étais seule, personne n'a su ce que j'attendais de ce voyage, et je suis bien décidée à garder mon secret et à vous suivre.

— Votre détermination m'impressionne, mais je doute qu'en m'amenant ici vous réussissiez à me faire commettre vis-à-vis des gens de cette ville une erreur que personne ne me pardonnera, en commençant par vous-même, affirma-t-il en se levant à demi.

— Non, restez, fit-elle en le repoussant violemment, vous pouvez refuser dès maintenant, cela n'aura aucune importance tant que vous serez en sûreté.

Un bruit de pas rapide se fit entendre dans le couloir ; aussitôt deux grandes femmes brunes apparurent devant la porte ouverte de la pièce. L'une d'entre elles, qui portait un sac, laissa tomber celui-ci et croisa les mains sur sa poitrine, tandis que l'autre contemplait avec consternation l'intérieur du salon. D'un même geste, l'une et l'autre tournèrent les talons tandis que leur jeune parente accourait à grands pas à leur poursuite.

— Ecoutez, leur dit-elle, ne cédez pas à votre impression : cet homme était éreinté sous la tempête, je me sentais incapable de le laisser à son sort. Vous savez à quel point l'aide me tient à cœur.

— Tu as de la chance que le professeur ne soit pas là, répliqua la plus jeune en reprenant son sac.

— S'il était là, il m'approuverait, ma sœur ; je n'ai aucun reproche à me faire et maîtrise parfaitement mes actions et mes intentions, il ne faut absolument pas vous en douter.

Elle répondit d'un regard effaré et poursuivit sa marche avec sa compagne. La fillette revint près de Vayne en raffichant son sourire qui avait disparu.

— Ce sont ma sœur et ma cousine, il faut les excuser : elles ne pouvaient pas savoir...

— Je préfère m'en aller plutôt que vous causer le moindre souci, rétorqua-t-il en se levant de toute sa hauteur.

La jeune fille insista, mais il s'en alla sans s'arrêter un instant de plus.

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[17] A propos de Final Fantasy XII : Les feuilles blanches sont une distinction d'Archadès, obtenue en échange d'une information entendue dans la ville.

Crimson BirthOù les histoires vivent. Découvrez maintenant