Chapitre 6

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Les jours suivants se déroulèrent de la même manière que les précédents. La fillette se levait, chaque jour de plus en plus tard, se rendait à la cuisine où elle aidait « ses tantes », les sœurs Markides, deux femmes plus âgées que toutes les autres, à cuisiner les plats et nettoyer l'appartement, puis s'allongeait pendant des heures et mangeait quelques bouchées avant de retourner à son lit. On ne la vit plus lire ni se rendre chez les autres femmes cultivées de la ville, chez lesquelles on la voyait habituellement participer à des discussions politiques et culturelles. Un matin seulement, elle se décida à sortir et enfila sa robe verte. Se coiffant minutieusement devant son miroir, chaussée d'une paire de sabots blancs, elle s'adressa à l'une des deux fortes femmes au teint sombre et aux cheveux noirs et secs qui ne cessaient jamais de s'agiter :

— Comment me trouvez-vous, tante Hanane ?

— Tu es mignonne comme un mog ! répondit-elle en embrassant vigoureusement ses deux grosses joues. Pour qui te pares-tu ?

— Oh, ce n'est rien, ma tante. Le professeur a-t-il demandé de mes nouvelles, hier ?

— Il est toujours avec Myrodia à Archadès. Par tous les dieux, j'ai eu beau lui répéter que l'homme qu'elle avait choisi était on ne peut plus correct, il a voulu s'en assurer lui-même... Dans sa dernière lettre, il n'a seulement pas mentionné ton nom. Mais il n'a pas vraiment à s'inquiéter pour la grande fille que tu es devenue, n'est-ce pas ? dit la tante d'une voix affectueuse. Tu n'es pas comme tes sœurs, tu es sage et raisonnable.

— N'en parlons pas, ma tante. C'est une très bonne chose qu'il n'ait pas pensé à moi. Il faut que cela se poursuive.

Elle se tourna vers la porte avant d'ajouter :

— Crois-tu qu'il me fera plus confiance qu'à Myrodia et aux autres ? Je veux dire, crois-tu qu'il me laissera partir avec n'importe qui ?

La tante eut un rire narquois et leva sa tête de l'étagère qu'elle essuyait à l'aide d'un chiffon.

— N'en parlons pas, ma fille. Il se tuerait plutôt que de te laisser partir tout court. Ne grandis pas trop vite, mon enfant, tu as encore... beaucoup à apprendre.

— Sans doute, confirma la fillette en sortant.

Une fois dehors, elle se dirigea droit vers la place des quais, où elle entra dans l'Ecume des Flots. De nombreux clients étaient assis devant leurs tables ; le tavernier se tenait debout près de la fenêtre, servant l'un d'entre eux avec empressement. La jeune fille s'avança vers lui dans le même trajet. Dès qu'il leva la tête, il posa l'assiette qu'il tenait sur la table du client seeq[18] sans le voir et un grand sourire apparut sur son visage rebondi.

— Ah ! vous voilà enfin, mademoiselle. Ce lieu est vide sans vous et votre précepteur. Je vous l'ai toujours dit, s'exclama-t-il en se tournant vers un client vangaa qui vidait sa chope, j'aime trois catégories de personnes : les viéras[19], les pirates, et la petite dernière de Denkel. Que voulez-vous, vous êtes inclassable ! Vous seule représentez la jeunesse florissante d'Archadia. Regardez-moi ce charmant minois qui sourit ! N'est-elle pas splendide ? Et dire que vous ne pourrez jamais participer à la course de Balfonheim ! Mais que représente une méchante boiterie face à un cœur d'or ? Vous devez sûrement avoir une bonne raison de venir.

— Oui, j'aimerais...

— Ne dites rien, ma petite. Je devine votre inquiétude, Denkel est à Archadès à ce qu'on m'a dit, c'est cela ? Ma parole, il finira par n'avoir personne chez lui, après les avoir toutes données... personne d'autre que vous, bien sûr. Mais vous commencez déjà à grandir drôlement... Non, il ne se séparera pas de vous comme des autres, pour sûr.

— En effet. Je désirerais...

— J'imagine, l'interrompit une nouvelle fois le tavernier, que vous vous ennuyez, toute seule, entre vos livres et vos horribles tantes. Pardonnez-moi, mais je leur ai toujours dit qu'elles se trompaient fort en considérant mon métier comme dégradant. Je ne sais d'ailleurs pas comment elles ont pu vous laisser...

— Tavernier, cria la fillette, j'aimerais savoir où est passé Vayne.

Il y eut un silence complet pendant les cinq secondes qui suivirent. Toutes les têtes se tournèrent devant la grosse face rougie, certaines souriantes, d'autres étonnées. Le tavernier répondit de son ton naturel :

— Ah, Vayne, le petit vendeur d'Archadès ? On dit que c'est pour vous qu'il est venu, pour vous vendre une étoffe. Il m'a fait entendre qu'il allait s'en aller, la dernière fois que je l'ai vu ici. Pourquoi vous étonnez-vous ? Peut-être vous le trouverez-vous au marché ou à la rue des embruns. Le pauvre homme en est venu à aller vendre les trésors enfouis dans les plateaux de Cérobi pour survivre. Il finira par se faire griffer par un cœurl d'émeraude[20] avant de pouvoir retourner à la capitale, c'est moi qui vous le dis. C'est sûrement pour l'aider que vous le cherchez, non ? Vous êtes une brave fille.

— Merci, tavernier. Si quelqu'un vous demande où je suis, ajouta-t-elle à voix basse, répondez que vous m'avez vue et que je vous ai dit que j'allais lire des techniques chez Odo.

— Comme vous voudrez, ma petite. Vous ne voulez pas que vos tantes s'inquiètent, n'est-ce pas ? Permettez-moi de faire une remarque à contrecœur : ce n'est que pour votre sécurité qu'elles refuseraient que vous fréquentiez ce genre d'individu.

— Qu'entendez-vous par « ce genre » ?

— Pas grand-chose, mademoiselle, seulement le vieil adage qui dit : « Plus lointain, plus malveillant ».

— Non, dites-moi, je veux savoir. Est-ce n'être pas fréquentable que n'être pas né riche ?

— Ce n'est pas ce que je voulais dire... Cherchez, cherchez, vous comprendrez vous-même, après tout, je parle à l'étudiante la plus douée de la ville. Mais surtout, faites attention à vous. Ne puis-je pas conserver un message, que je lui transmettrai s'il passe par là ?

— Non, ce n'est... commença la fillette.

Elle serra les poings et baissa la tête vers l'une des poches de sa robe, d'où elle tira une petite pierre bleue qu'elle tendit au tavernier.

— C'est une excellente idée en effet, tavernier. Prenez ce joyau d'Ondine et donnez-le à Vayne lorsque vous le rencontrerez. Il vaut mille cinq cents gils.

Le tavernier prit le bijou, promit, et retourna s'occuper du seeq en colère tandis qu'elle sortait, regardant le ciel clair, et marchait vers l'air frais des plateaux. Aussitôt arrivée à la rue des embruns, un mog alla à sa rencontre, trempé jusqu'aux ailes.

— Kupo ! Il fait un temps de chien dans ces sacrées collines ! Je ne voyais pas plus loin que le bout de mon museau. Kupopo ! Où allez-vous comme ça, petite ? Avec votre petite santé, kupo, ce vent vous emporterait, vous et votre jolie robe.

— Je n'ai pas une petite santé...

— Comment cela ? s'énerva le petit mog, les moustaches frémissantes. J'ai bien entendu Denkel le répéter l'autre jour : l'air des plateaux n'est pas bon pour vous, kupo. Par le pompon de mon grand-père, kupo, je jure que je lui dirai que vous êtes venue ici dès qu'il reviendra, si vous n'acceptez pas de rentrer chez vous immédiatement. Vous attendez encore, comme l'autre fois... ? Ce n'est pas la peine, kupo, personne d'autre que moi n'est passé par là, aujourd'hui. Même les chocobos sont rentrés, voyez comme ils sont trempés ! Si vous cherchez quelqu'un, demain sera plus propice. Pour le moment, pensez plutôt à ne pas attraper un coup de vent, kupo.

La jeune fille obéit immédiatement et fit demi-tour.

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[18] A propos de Final Fantasy XII : Les seeqs sont une autre race d'Ivalice. Ils ont l'apparence de sangliers bipèdes, à la peau sombre. Ils grognent souvent et craignent le feu.

[19] A propos de Final Fantasy XII : Les viéras sont également une race humanoïde, et la dernière des races les plus répandues d'Ivalice. Dans le jeu, elles sont exclusivement de sexe féminin : des femmes de très grande taille avec des griffes à la place des ongles, un petit nez et des oreilles de lapin. En général, elles sont légèrement vêtues.

[20] A propos de Final Fantasy : Les coeurls sont une sorte de panthère dans les jeux.

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