Chapitre 11

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Vayne avait attendu à la rue des embruns, le lendemain de l'enfermement ; il avait attendu devant l'aérogare et dans le marché. Le matin du deuxième jour, il se rendit à la taverne.

A l'Ecume des Flots, Marina essuyait le comptoir ; en voyant arriver le vendeur, elle leva puis rabaissa sa tête. Plusieurs hommes discutaient au milieu de la pièce. Lorsque Vayne s'approcha d'eux, ils se turent et le dévisagèrent attentivement. Le plus grand du groupe – qui restait plus petit que le vendeur – vint ensuite l'aborder :

— Alors c'est toi, la légende ?

— Quelle légende ? répliqua la voix fort étonnée de Vayne, accompagnée par de grands gestes d'incompréhension.

— Oui, c'est lui, je le reconnais, fit un autre. Tu as vraiment fait du bon boulot.

— Vous allez m'embêter longtemps, avec ça ? reprit Vayne, irrité. Je m'en irais maintenant si je savais où elle est.

— Parce que tu ne sais pas où elle est ? demanda le grand homme, se retournant brusquement vers lui en étouffant un rire.

— Non, je l'ignore. C'est pourtant elle qui tenait à me voir tous les jours, je n'ai jamais rien voulu au départ, et voilà qu'elle m'abandonne... je ne puis y croire, je n'y comprends rien.

— Attends, il est sérieux ? dit un autre membre du groupe à l'attention du tavernier.

— La plus jeune des Larse a été mise hier sous verrou par son professeur lui-même, déclara ce dernier à voix haute.

Vayne fixait le tavernier d'un air hébété.

— Ce n'est pas possible, finit-il par prononcer. Il peut la gronder, la déshériter... mais il ne peut pas l'enfermer.

— C'est pourtant ce que nous a dit sa grande sœur en entrant ici en larmes hier soir, soupira Marina. Enfermée dans la remise bien connue où j'allais leur porter leurs provisions, autrefois. Sauf qu'à présent elle ne contient plus rien ; la petite ne dispose d'aucun meuble et c'est à peine s'ils lui donnent à manger...

— Tu devrais être fier de toi, dit l'un des hommes à Vayne.

— Arrêtez ! c'est un cauchemar.

Il restait immobile, interdit, pendant que les hommes s'égayaient autour de lui :

— En tous cas c'est bien fait pour le vieux coquin ! Chapeau bas, monsieur.

— Oui, il était fort aimable, mais avait grand besoin d'une belle claque comme celle que vous venez de lui mettre !

— Sûr que ça lui apprendra à encenser la pureté de sa fille, comme si elle était différente des autres... Enfin, tu as dû nourrir une jolie haine contre le professeur Denkel, pour lui faire un coup pareil ! Ou as-tu trouvé la fille belle au point de vouloir la lui enlever ? Hahahahaha !

— Je ne l'ai pas trouvée belle le moins du monde, répondit froidement Vayne. C'est elle qui a tout voulu, depuis le début. Et je ne connais le professeur que pour lui avoir vendu des objets, de temps à autre. En plus de tout ce qui circule sur son compte, bien sûr, mais ce ne sont pas mes affaires...

— Ah, j'avais oublié que tu venais d'Archadès ! reprit celui à qui il venait de répondre.

Les hommes se dévisagèrent les uns les autres ; il y eut un bref éclat de rire avant qu'ils ne recommençassent à s'adresser à Vayne chacun à son tour :

— Et si nous lui disions que tu es là, hein ?

— C'était si bien joué de ta part ! Dommage qu'il s'en soit aperçu. D'autant plus qu'on raconte que c'est la fille elle-même qui s'est dénoncée...

Ils rirent de nouveau et sortirent, après avoir donné au vendeur figé une solide poignée de main.

— Ils vont vraiment aller le chercher ? fit-il, effrayé, une fois qu'ils furent tous dehors.

— Ils plaisantaient seulement. Ils sont trop contents de ce nouveau scandale pour chercher à l'arrêter...

— Scandale ? Mais qu'est-ce que j'ai fait ? reprit la voix de Vayne, toujours affolée.

Le tavernier, qui lui avait répondu, leva sa tête et ses deux sourcils dans une expression d'indignation ironique. Marina éclata de rire. Certains autres clients, assis, l'imitèrent. Vayne vint s'appuyer contre le comptoir, en titubant.

— Pourquoi faut-il qu'il l'emprisonne, lorsqu'elle me parle d'aider les gens et d'apprendre des choses de la vie, et qu'il a consacré vingt ans de sa jeunesse à son éducation ?

— Tu as bien raison, dit le tavernier. Il faut dire que Denkel n'était pas dans son état normal, ces derniers temps. Les rares fois qu'il passait ici, il n'était plus aussi avenant et n'appréciait plus aucune discussion. Mais – vous excuserez ma franchise – moi qui suis dans mon état normal, si j'avais une fille aussi intelligente qu'elle, je ne la donnerais pas non plus à un marchand ambulant.

— À quoi bon faire de grandes études avides lorsque nous mourons tous de faim ? s'exclama Vayne. C'est parce qu'elle l'a compris qu'elle est plus intelligente que vous tous.

— Vos grands yeux noirs, dit Marina qui se trouvait de l'autre côté du comptoir, me rappellent quelqu'un, qui était venu ici il y a fort longtemps. Je ne me souviens plus de son identité, mais je sais déjà qu'il était moins lâche que vous.

Vayne, ignorant la remarque, se retourna rapidement et ses yeux parcoururent la salle animée. Il parlait à voix lente et basse.

— Elle est enfermée. Que faire ? Je pourrais très bien partir, partir enfin, mais j'avais déjà si peu de courage au départ, et j'en ai tellement moins maintenant, que c'est impossible. Je savais si peu ce qui m'attendait lorsqu'elle est venue me parler que je lui en veux énormément et aimerais bien trouver ce courage pour m'en aller une fois pour toutes, et cependant je ne peux me résoudre à partir sans elle. Elle n'est pas seulement enfermée dans sa maison, mais encore dans une pièce à l'étage, et n'a plus aucun moyen de me voir. Je ne veux pas la voir et ne peux pas partir sans l'avoir vue.

— Si vous voulez un conseil, s'écria Marina en rangeant son torchon, cessez de tourner dans de telles divagations ou vous ferez des cauchemars encore plus abominables que les miens.

— Des cauchemars ! répéta Vayne d'un ton brisé. Oui, voilà ce qui reste pour couronner mes malheurs. Pourquoi ai-je accepté son jeu ? Comment ai-je pu croire un seul instant que je pouvais être... un homme normal ? Je ne connaissais rien à ses gestes ; aucune fille ne m'avait parlé ainsi, j'ai voulu croire qu'elle disait vrai... elle voulait faire le bonheur des autres et n'a obtenu que mon malheur à moi. C'est moi qui suis censé l'avoir débauchée, menacée, volée et que sais-je encore ; je suis à nouveau ce monstre qui fait fuir tous les enfants quand je ne leur ai seulement jamais adressé la parole. Où que j'aille, c'est toujours de même avec moi : je ne fais jamais rien et on m'accuse de tout...

Il cachait sa tête entre ses deux grandes mains, assis sur un tabouret, lorsqu'un robuste vangaa vint l'aborder :

— Écoute, mon gars, j'sais bien qu'tu lui as rien fait d'mal, à la petite, et quand bien même tu lui en aurais fait, elle se s'rait pas laissée faire ; le vieux est bien fou de l'enfermer à son âge et j'ai bien envie qu'ça change ; alors si tu t'sens prêt, j'ai p't-être un plan à t'proposer.

Les yeux brillants, Vayne leva sa tête vers lui :

— C'est bien vrai, ce que tu dis ? Tu pourrais m'aider ?

— Ouais, pour ça faudrait seulement qu'tu connaisses bien la maison des sœurs Markides.

— Si tu entends par là la demeure où elle réside, je la connais assez bien puisqu'elle m'en a fait faire le tour plusieurs fois.

— Bien ! dit le vangaa d'un air satisfait. Dans ce cas, j'vais t'exposer ma proposition.

Au terme des chuchotements qu'ils échangèrent ensuite, le visage du vendeur était pâle et vide d'expression. 

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