CONQUERANT. VISUEL.

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Je croyais que je n'étais nulle part et c'était un sentiment que j'avais eu tellement souvent que c'était familier maintenant. Ce genre de moment où j'étais happé à l'intérieur et ça se figeait pour l'éternité. Le regard sombre de Morphée mit quelques secondes à se remplir de son âme. Morphée se trouvait sur l'inverse d'un bâtiment. Un robot qui bougeait comme une serre sensible lui parlait avec sa voix de synthèse: Morphée considéra la cicret à son poignet et le bot. Il reconsidéra la vue qui l'avait plongé dans une profondeur de l'instant.


Le bot attendait ma réponse pour pouvoir planter les plantules qu'il baladait dans son coffre abdominal. Je vérifiais s'il avait bien nettoyé la zone et viré les bryophytes avant de lancer la commande.


Pour quelques instants encore je savourais l'idée, l'incarnation d'avoir l'air d'un conquérant, les semelles néodymées au bout de cet éperon de building. 3 ans de formation en ingénierie-escalade, passer le test, réussir le test, couplés à 3 ans d'école d'horticulture pour devenir designer végétal, et j'étais là maintenant, dans le feu du couchant, dominant la ville, plantant mes .... C'est quoi ce qu'on a planté déjà?


- On a planté des delphiniums, me répondit le bot.


Oui, et des rideaux de clématite pour le penthouse sous le rack du bureau en-dessous bien sûr. Je les avais extirpé comme des intestins du bot, avant de les agrapher dans leurs poches en fibres de coco- comme des wallabis orphelins qui remplacent leurs mamans par des sacs.


Il souleva sa cage thoracique: son diaphragme était douloureux. Il n'avait même pas mis de combi, juste son exosquelette sur son vieux t-shirt.


Au départ il y a 3 choses que je déteste: le vide, la vitesse et le temps qui passe.


Il descendit en rappel récolter ça et là quelques groseilles et égaliser la clématite. Enfin, après plusieurs minutes à virevolter entre air et paroi, il remonta et appuya sur une touche de la commande contrôle pour signifier au bot de le suivre.


Ils portaient tous les deux la même huche en alu sur le dos avec les pots vides et l'engrais.


Dans l'ascenseur ça faisait bizarre. Morphée siffla une petite musique. Légère déception que le dro ne me suive pas en beat-boxing.Ils étaient à Saint Quentin au carrefour de la rue de la Sous Préfecture (qui contiuait derrière lui) et de la rue de Lyon juste sur le clocheton de cuivre avec la basilique au loin à droite, Poulaillon service traiteur juste en bas en face du carrefour dans son vieil et élégant immeuble en pierre de taille.

Je sentais l'air parfumé des fleurs de fin de printemps qui tressait mes cils, jouait avec mes lèvres. J'aurais eu mon matos j'aurais fait un petit base-jump vite fait, mais je devais encore rendre mon droïde au bureau. Celui-ci venait de raimanter les outils sur sa carcasse et verouillait son abdomen-capsule d'où j'avais tiré les plants de delphiniums.


Il attendait mes ordres, la face levé vers le ciel, éteint ou pensif.


Il dévissa ses semelles en néodyme - c'était fastidieux et les autres changeaient tout simplement de paire de chaussures, mais Morphée n'en avait qu'une. Ce qui correspondait au bas de l'estime personnelle qu'il avait pour lui.


Tes skets disent qui tu es.

Le droïde me suivit servilement. Vous avez déjà eu un ami un peu pot-de-colle et honteux? Un pote - ou même une petit-amie- qui ne sait jamais quoi faire, attend toujours que vous proposiez quelque chose et se range toujours de votre avis? Vous savez, le genre 'dépendant affectif'? C'était ça l'impression qu'on avait quand on se baladait avec son dro. Enfin, la mienne. Les autres, que je croise là dans la rue, avec leur dro, c'est pas la même. D'abord, ils sont proprio. Moi juste locataire. Pas de quoi donc entamer une super amitié, ni de le considérer comme mon frère parce que papa et maman me l'auraient offert à Noel pour mes 8 ans pour que je ne m'ennuie plus.


A l'époque romaine ils avaient des esclaves, pas vrai? ça devait faire un peu le même effet, en vrai. Et je crois qu'en posséder un ça donnait aux gens une sale impression de se croire supérieurs. Avec un dro on dominait quelqu'un, un humanoïde à défaut d'un humain, on pouvait lui donner tous les ordres qu'on voulait, et il exécutait.


Arrivé au bureau de location, je posais ma question :

- dis-moi, si j'équipe ce dro d'un parachute et que je lui demande de faire du base-jump avec moi la prochaine fois, il acceptera?


- ll ne base-jump pas.


- niveau poids ça peut aller?


- l'assurance ne va pas aimer.


Trop d'humains, et maintenant on avait doublé la population mondiale en robot dro. Des dro pour qui des gens payaient des places assises dans les avions, du mobilier, des fringues, de la fausse bouffe, des vraies clopes électroniques si ça te disait pour qu'ils aient l'air cool en soirée ou vivants à tes côtés, de fausses bouteilles d'alcools (vides, en plastiques, des copies de ta boisson favorite) avec un patch qui lui donnait une voix ivre. Non seulement il fallait qu'il ai le plus d'app, la meilleure mémoire, mais aussi il fallait qu'il ai l'air le plus humain possible, bref, intégré. "Mon dro est plus intégré que moi" "Mon dro est plus perf que moi." c'était le même running gag qui revenait. Tu te crois supérieur, et pourtant à la fin un petit complexe d'infériorité commence à arriver.


Certains s'en foutaient, trouvaient ça idiot d'être sentimental envers une machine, et le branchait dans un placard entre l'aspirateur et le balai. D'autres lui faisait une vraie chambre, avec lit-hamac et pyjama-pantoufle, tout.


Un robot-transformer qui nous disait reculez-reculez, attendant qu'il n'y ai plus personne dans son périmètre de calcul pour se transformer. La dernière nouveauté.



Nous ne voulions pas que nos enfants soient éduqués par des robots.

ça c'était la dernière manifestation à la mode.


Les familles manifestent devant les mairies en réaction contre la proposition visant à embaucher des droïdes dans les écoles.


"Ces droïdes n'auront pas de missions éducatives, assurent les politiques. Mais seulement des tâchas dites périscolaires: ménage dans les classes, secrétariat, sécurité de l'accompagnement cantine. En restauration scolaire, les repas sont d'ores et déjà préparé par une équipe de droïdes géré par ordinateur. On gagne en efficacité. Nous suivons la feuille de route politique qui veut supprimer les emplois pénibles et sans gratification. Nous ne sommes pas entrain de dire que travailler avec des enfants n'est pas gratifiant, justement, les postes remplacés n'ont que peu d'interaction avec les élèves il s'agit principalement de ménage dans les classes et de gestion-comptabilité.

Les seuls postes où les élèves seront en relation directe avec les droïdes sont ceux de l'accompagnement en garderie matin et soir et de la cantine. Là, nous parlons de discipline, d'un cadre d'autorité.

Les écoles-tests ont montré que les enfants sont plus réceptifs aux consignes données par les droïdes, qu'ils contestent moins l'autorité d'un droïde qu'un humain, et que les violences tendent à baisser. "



LE JOURNAL DE MORPHEEOù les histoires vivent. Découvrez maintenant