Jacques-René Hébert (Otage)

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Je me suis rêvé en entreprise. Encore. J'étais un bateau et je transportais toute l'humanité sur des eaux primitives ou alors j'étais Dieu, je me massais le menton durant des heures avec l'air de réfléchir sur ce que le commando de bodygard qui bossait pour moi venait m'annoncer comme nouvelles du monde. Le seul truc qui me préoccupait c'était mon oreillette qui se barrait. J'ai dû passer au moins un rêve entier à remettre une foutue oreillette en place. Ou alors j'étais une fusée, puissance de missile, toute en or, je souriais tellement que ça me crispait les mâchoires et je ne voyais rien, j'avais juste cette sensation de dépasser et de repousser toutes les frontières. Bref, ce genre de conneries. Je ne sais déjà plus. Et ne me demandez pas d'enregistrer mes rêves: je déteste ce genre de conneries. Aussitôt levé, il alla s'asseoir devant son pc, tapa l'url de sa banque en ligne et regarda son relevé de compte. 20 ans et 700 000euros (bon 682 235) sur ton compte.


Chaque matin ça me faisait le même effet. Une puissante montée d'adrénaline: des fourmillements dans les jambes, tu sautes partout, tu danses, tu te défoules sur ton chat en le grattouillant à lui en peler la peau, tu trépignes comme un gland en allant aux chiottes, tu as le smile, tellement que ça frôle l'hystérie. Heureusement, j'arrive à me contenir quand je sors. Je deviens une espèce de hyène paranoïaque dehors. L'argent rend fou. La preuve: ça me rend fou. J'ai hésité il y a quelques jours à faire un suivi psy. J'ai golri. Genre, j'allais lui dire quoi? "je crois que j'ai trop d'argent, ça me rend bizarre?" Est-ce que j'étais prêt pour ça? Comme tous les gamins qui croient que la vie est simple, qui n'ont jamais travaillé et croient qu'un million d'euros c'est easy à faire, oui. Je suis resté un gamin. Et je resterai toujours un putain de gosse. Ce pognon va m'empêcher de grandir. J'aurais jamais la dépression du gars qui trouve pas d'emploi, qui rame pour payer sa facture, qui a la gueule ravagée par des années de stress professionnel en milieu hostile. J'ai une chance de cocu comme si toutes les filles abonnées à mon compte s'étaient masturbées en pensant à moi. "gère ta popularité" un truc simple. Tout le monde veut être moi. Sympathique et frais. Jeune noob qui prend la vie comme un jeu. Mon taff, c'est de faire de ma vie un jeu.
Tous les autres font les crevards et me regardent m'éclater en voulant m'imiter. Je suis payé pour envoyer du rêve. Le truc un peu péchu, c'est la famille. Je veux pas avoir l'air de racketer de l'amour ou de l'affection, et d'ailleurs maman et papa n'ont pas changé: je le sens ce malaise avec eux quand je me barre dans la mégalomanie. ça me remet aussitôt à ma place: mon identité, c'est pas mon compte. Avec mon grand frère par contre c'est plus tendu: il transpire la jalousie des fois. il dit rien. ça pue c'est tout. Plus âgé, débrouillard, plus intelligent, mieux servi par dame nature: et pourtant c'est pas lui le héros de la décennie. Il y a les potes aussi. Je sais jamais si les gens sont authentiques. Trouve moi ennuyeux ou débile, tous ceux qui me trouvent cool sont suspects. J'essaye d'être un type bien. Au fond, je le suis. Mais tout ce fric m'allume. c'est comme si je sais pas
Je chante sous la douche avec une voix de castrat puis de ténor. Mon rêve de cette nuit me revient: j'étais un faible, manipulé par tout le monde. Ils se foutaient tous de ma gueule parce que certains en qui j'avais confiance en ont profité pour me piller. Tout le monde avait sa revanche. J'étais à la rue et personne ne voulait m'aider. Ils disaient: va vivre avec tes abonnés. J'ai commencé alors à faire du porte à porte mais je comptais pas dans leurs vies. J'avais juste mon pseudo, Otage, que je leur servais, et je croyais que ça allait encore marcher, Otage, le sésame qui ouvre tout, mais soit ils avaient pas le temps, soit ils voulaient que j'invite
et quand je répondais que je pouvais pas ils se moquaient: bah avec ton pseudo tu peux tout acheter, comme si c'était ça la carte de crédit. J'ai voulu trouver mes parents et en remontant dans la rue je suis tombé sur un trou: plus de maison. J'ai pas pensé à les appeler au tél: dans mon rêve j'ai tout de suite pensé: je les ai perdu. Séché, habillé, je me coiffe et ensuite c'est bon, je serais prêt. Quand t'as un gestionnaire de fortune à 20 ans. Pas le genre (j'en ai rencontré pas mal avant d'en choisir un) catho qui a neuf enfants à la maison et un amour pour les rois de France et Jeanne d'Arc qui surpasse celui pour ses gamins. J'ai choisi le genre 'homme de l'ombre' sérieux, discret, précis, voir cassant mais réaliste. Dans trois jours il est prévu que je me fasse 5 millions en me vendant à Meme Wars. J'ai failli vomir tellement c'était trop. Je t'assure. Je me sentais mal physiquement: mal de bide, nausée, sale goût de bile dans la bouche. Il m'a assuré que tout allait bien se passer. J'ai demandé s'il était sûr de lui, parce que moi je n'y connaissais rien, et à combien s'élèveraient ses honoraires pour cette transaction. Il respirait tellement la confiance mon gars. En sortant j'ai croisé ce type. Notre Président. Un ancien petit gros, cheveux bruns mi-longs à bouclettes, avec de grosses lèvres. Tout boudiné dans son costard. J'ai même pas pensé à lui dire bonjour ni à lui serrer la main. J'avais déjà trop à digérer. 5 millions: j'étais en état de choc. J'ai juste pensé "c'est rigolo c'est tout le contraire de son grand-père": j'avais à l'esprit un grand Président maigre en combi de ski vanné après une fête de jour dans une station des Alpes. Je me suis dit : cour des grands, cour des Rois. J'y suis. Ensuite je suis rentré chez moi et j'ai commencé à regarder le prix d'une villa au Portugal, puis à la Réunion, puis à Tahiti, et j'ai passé toute la nuit à faire le tour du monde pour oublier que je voulais vomir.


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