Prologue

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23 septembre 1631, cité maya d'Itzatil, Yucatán.

Ce jour marquait la fin d'un cycle.

La mort d'un monde ; l'avènement d'un autre.

Pourtant, dans la jungle tropicale, rien ne distinguait cette aube de toutes celles qui l'avaient précédée.

Un soleil paresseux s'élevait au-dessus de l'horizon et étirait ses rayons encore pâles du sommeil de la nuit. Les jeux de lumière plongeaient au cœur de l'océan de verdure, étincelaient sur les perles d'une humidité permanente, puis s'étiolaient dans l'entrelacs de branches, feuilles et lianes tendues à la conquête du ciel. Sous la canopée, un royaume végétal déployait ses guirlandes odorantes, ses manteaux moussus et ses trésors fruités.

Tout était calme et paisible en ce monde perché. Les trilles des aras rivalisaient avec le grincement des géants sylvestres. Les habitants voletaient, butinaient ou pépiaient, inconscients des drames qui se jouaient, loin au-dessous, sur la terre des hommes.

Perdues aux racines de cette cathédrale arboricole, les pierres d'un village émergeaient d'un fouillis végétal, tels les os endormis d'un titan primordial. Un ceiba séculaire se dressait, solitaire, au centre d'une vaste place. Ses feuilles palmées étendaient leurs ombres protectrices sur la prospérité de l'ancienne cité.

Hélas, les lianes avaient envahi les allées jadis grouillantes de vie. Une poignée de maisons seulement étaient encore habitées. Quelques enfants à la peau cuivrée dansaient autour de l'arbre sacré en l'appelant Yaaxche.

Dans les rues, les Mayas vaquaient aux préparatifs de la fête. En ce jour, ils célébraient l'équilibre du jour et de la nuit et, avec lui, le retour du dieu serpent, au terme d'un cycle immuable aussi vieux que le monde.

Les femmes portaient des paniers riches de fruits et de fleurs. Leur procession parfumée montait au sommet de la pyramide dominant les maisons. Peinturlurés de suie et d'amarante, les chasseurs surveillaient la cage du jaguar capturé la veille. Il serait sacrifié sur l'autel sacré, afin que son sang apaise le courroux de Kukulkan et que le dieu des débuts et des fins leur offre le répit d'un cycle de plus.

Le grand prêtre Ahtuchil gravit les degrés jusqu'au temple, digne et solennel sous sa parure de plumes. Aux poignets comme aux chevilles, ses bracelets d'or s'entrechoquaient en rythme. Les premiers rayons du soleil se reflétaient sur le jade de son collier cérémoniel. Les habitants s'agenouillaient sur son passage, une psalmodie au fond de la gorge.

Sur la plate-forme baignée de la bénédiction diurne, Ahtuchil défila devant les bas-reliefs et vérifia les offrandes. Les coupelles proposaient des plats odorants pour combler l'appétit de Chaahk et appeler sa pluie fertile. La fumée de l'encens de copal emportait les prières jusqu'à l'oreille d'Itzamna, dieu du Ciel. Des plumes chatoyantes, des coquilles nacrées et des bijoux de jade rehausseraient la beauté de son épouse Ixchel, robée d'arc-en-ciel. Des pots de terre cuite renfermaient le vin et le miel fermenté dont raffole le venteux Hurakan.

Tous seraient comblés.

Au centre, sur un piédestal, la statue sacrée de Kukulkan les défiait de ses crocs recourbés. L'idole de métal et de pierre sombre lovait ses anneaux sous des bras trapus. Sur le faciès de serpent emplumé, deux rubis suivaient les préparatifs d'un éclat affamé.

À quelques pas de là, une enfant d'à peine deux ans observait Ahtuchil d'un regard pénétré d'attention, touchée malgré son jeune âge par l'atmosphère cérémonielle. Devinait-elle déjà qu'un jour, elle officierait à la suite de son père, en interprète des volontés divines ?

Le prêtre accomplit les salutations rituelles, puis murmura les prières pour apaiser les dieux et solliciter leur aide. Depuis plusieurs jours, une ombre planait au-dessus de la forêt. Elle grandissait, elle approchait, elle dévorait la paix des sous-bois. Ahtuchil réprima un frisson. Un danger menaçait le village ; il le percevait au tréfonds de ses os.

Avec révérence, il inséra le disque de métal divin dans le creux de la statue. Juste au-dessus, les gemmes s'illuminèrent. Dans un craquement, les bras de pierre se déployèrent vers le ciel, la bouche s'entrouvrit sur un appel à Kukulkan.

Et le monde bascula.

Le claquement du tonnerre sous un azur limpide brisa le recueillement des prières. Des cris barbares retentirent aux abords du village, semant la panique. Les fougères tremblaient sous les coups d'un étrange orage. Comme un seul être, les oiseaux s'enfuirent dans un nuage de plumes chamarrées. Devant les premières maisons, des centaines de pas en marche piétinaient cette oasis de paix enfouie dans la forêt vierge.

Les chants s'interrompirent sur une note abrupte. Ils s'effacèrent devant le martèlement des bottes, le fracas des armes, les hurlements de terreur. Les chasseurs saisirent leurs lances. Les hululements de guerre s'élevèrent face à l'agression. Les peaux nues cuivrées se heurtèrent aux armures rutilantes des soldats, à l'acier affûté des épées, aux gueules enflammées des fusils. Leur vaillance ne suffit pas. Des ruisseaux carmin coulaient dans les allées de pierre, abreuvant une soif de violence et de conquête, inextinguible.

Un jeune homme aux cheveux de jais déboucha, affolé, au sommet de la pyramide désertée.

— Ahtuchil ! Des démons à la peau pâle envahissent la cité. Ils répandent le feu destructeur de Hurakan. Nous devons fuir !

Le prêtre lui renvoya un regard attristé. Il contempla les dalles semées de mousse au bas des marches, restes moribonds d'une civilisation déchue. Le sang des princes d'autrefois s'était tari. Le peuple élu s'éteignait. Depuis des années, la cité d'Itzatil était à l'agonie et les guerriers, trop peu nombreux pour la défendre. La horde de sauvages caparaçonnés de métal déferlait, furieuse, inéluctable.

Plus personne ne dansait autour du ceiba.

Le prêtre soupira. Itzamna n'était pas venu. Ixchel les avait abandonnés. Les dieux ne répondaient plus à ses suppliques. Son don n'était pas assez puissant pour porter sa voix jusqu'à eux. Il avait échoué.

— Je dois terminer la cérémonie, Kalan, pour apaiser Kukulkan. Autrement, il avalera le monde dans son courroux, tu le sais. Je t'en prie, emporte ma fille dans la forêt. Protège-la sur ta vie. Enseigne-lui nos prières. Puisse Ixchel veiller sur elle !

La figure du jeune homme se décomposa. Ainsi, tout était fini. Les démons avaient vaincu, la cité était perdue, plus aucun espoir n'était permis. Les ordres du maître ne se discutaient pas. Le disciple saisit l'enfant dans ses bras. Il dévala, sauta, courut et s'enfuit sans un regard en arrière. La peur nourrissait des ressources insoupçonnées.

Bientôt, des bottes claquèrent sur les marches de pierre. Plongé dans ses psalmodies, le prêtre ne se retourna pas. Son esprit avait déjà rejoint les rives d'un autre monde. Il attendait, tout simplement, un dernier pas.

Un guerrier bardé de métal fit irruption sur la plate-forme inondée de soleil. Son visage rougi par l'effort disparaissait sous une barbe brune. Ses yeux fiévreux dévorèrent les coupelles chargées d'or et de jade, la statue aux rubis scintillants, les richesses étalées. Un sourire vorace lui recourba les lèvres.

Son épée plongea dans le dos nu de l'homme agenouillé. Le gardien de la cité s'écroula sans rebuffade, sans cri, sans guerrier pour le défendre. Seul sous le regard impavide des dieux, il rendit son dernier souffle.

Son sang se répandit au sol, pleura des larmes écarlates le long des degrés, se mêla aux offrandes renversées.

Les rubis s'éteignirent. Kukulkan était satisfait ; il avait obtenu son sacrifice.

Un répit.

Mais qui, désormais, accomplirait les rites à son retour, au terme de ce nouveau cycle, cinquante-deux années humaines plus tard ?

Dans la forêt, Kalan courait à perdre haleine, une enfant aux yeux noirs blottie contre lui. Dans ses veines coulait encore le sang de l'ancien peuple.

Au soir, la cité antique ne serait plus que ruines.

[Sous contrat] L'œil du dieu serpentOù les histoires vivent. Découvrez maintenant