Gareth Galion aimait chier dans le noir. La sensation d'être aveugle vivifiait son corps. Chier dans le noir provoquait une coupure, un voyage en soi, un déblaiement de la conscience. Et puis l'acte de pousser lentement la merde hors de son cul ranimait tout un peuple de frissons. Ô Joie injustement passée sous silence !
Les invités arrivèrent aux alentours de vingt heures. La maison juchée sur la colline n'était pas simple d'accès. Charlotte toqua plusieurs fois à la porte des toilettes pour ramener son mari à la réalité du moment. Celui-ci purifia scrupuleusement ses mains et, levant le menton sans y penser, planta ses yeux bleus dans leur reflet. Ils étaient atones. Nous étions au printemps, saison des allergies. Gareth en souffrait, surtout des yeux. Il s'arracha à l'emprise du miroir et descendit enfin au cœur des festivités de sa propre maison.
Les tables étaient chargées de victuailles que la viande ne dominait plus. Le vert dans toutes ses nuances supplantait l'animal. La bourgeoisie alternative ployait sous la bonne conscience. Repousser la mort avec une haleine de choux était son credo. En voyant son fils Louis se faufiler parmi les convives pour chiper un morceau de concombre, Gareth eut un haut-le-cœur.
Charlotte faisait du yoga acrobatique et postait ses prouesses sur Instagram. Cette bourgeoise alternative et mondialiste allait jusque là ; mais qu'à cela ne tienne : sa plastique de quarantenaire, aussi ferme et fuselée que possible, forçait l'admiration. Gareth, en théorie, souscrivait aux vertus du yoga et du broutage d'herbe. Il s'était employé à manger vegan et à croiser ses jambes sous son arrière-train, au moins à titre d'exemple pour Emeline et Louis. Mais le temps passait et son envie d'arracher des morceaux de peau à ses concitoyens croissait dangereusement.
Les convives, une vingtaine de têtes en comptant les mômes, formaient une bande homogène de joyeux drilles. Des collègues, des voisins, d'anciens copains de classe, de bons petits soldats rigolards et conformistes, tireurs de conclusions hâtives, pas très curieux mais sympas. Il eut été présomptueux d'affirmer que Carlo D'Annunzio se distinguait franchement du lot, mais quelque chose d'obscur bruissait en lui tout comme en Gareth, quelque chose qui surpassait l'amour de la bière, du sauciflard et des chiffres.
Tous deux travaillaient dans la même entreprise commerciale, au même étage et presque dans le même bureau. Tous deux se respectaient pour leur diligence, leur sens de la procédure et leur loyauté envers la direction. Gareth était le chef direct de Carlo, mais ça ne se sentait quasiment plus. L'amitié fluidifiait la communication professionnelle. Carlo était venu avec sa femme, Peggy, et leurs deux enfants. La maison de Gareth et Charlotte Galion constituait maintenant une extension de la leur.
Les fenêtres procuraient une vue splendide sur les rougeoiements tardifs du soleil. Gareth et Carlo discutaient, une tranche de saucisson imbibée de vodka entre les dents. De l'autre côté du vaste salon, Peggy D'Annunzio les observait à la dérobée.
Elle était jolie, Peggy. Pas jolie dans la veine de Charlotte qui était plus que jolie, mais dans une autre veine, touchante, populaire, qui ne manquait pas d'attraits. Gareth se serait défendu de lui avouer que les racines noires dans ses faux cheveux blonds le poussaient à vouloir la scalper, alors il se concentrait plutôt sur la douceur d'agnelle de son visage, sur son teint toujours doré. C'était une petite femme voluptueuse, le contraire de sa femme. Elle riait fort sans le faire exprès ; ne semblait rien calculer de ce qui sortait de sa bouche. Elle avait cette maladresse du peuple, amusante et agaçante à la fois, qu'on prend à tort pour de l'intégrité. Peggy l'esthéticienne. Les gens l'adoraient, au moins en surface.
Carlo surprit les lorgnades de Peggy et lui fit baisser les yeux sans le vouloir. Que pouvait-elle bien s'imaginer ? Charlotte allait et venait entre le salon et le jardin, ses grands pieds délicats glissant presque au-dessus du sol.

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La Chose et son Contraire
Short StoryUn couple révolutionne son quotidien en pratiquant l'amour libre et en repoussant toujours plus loin les limites du convenable. Et si l'érotisme n'était qu'un prétexte ? . . . . Crédit photo : film The Ticket, avec Dan Stevens.