Charlotte n'était pas croyante au sens populaire du terme. Elevée dans la foi catholique, elle n'avait pas poussé la curiosité métaphysique au-delà du catéchisme et du folklore de la communion. La fillette au caractère bien trempé ne fonctionnait pas aux conventions, alors à quoi bon insister? Pensèrent ses parents. Le jour où elle y reviendra, qui sait ? Elle deviendra peut-être la première papesse du monde.
Les Rochefort connaissaient leur enfant unique. Son cœur fleurissait dans les arts. Pour l'intéresser au sacré, le bout à prendre restait la peinture italienne. Elle était croyante dans ce sens-là, la religion de l'image. Son messie s'appelait Leonardo Da Vinci. Encore aujourd'hui quand elle y songeait avec douceur, Charlotte se rendait bien compte que ses premiers tutoiements avec le sacré ne comprenaient rien de très catholique. A un âge où les filles commencent à considérer les garçons sous un jour favorable, cette fille-là s'entichait de Saint Jean-Baptiste, peau de bête lâchée sur le sexe, jambes croisées, index tourné vers le ciel, ce Saint Jean-Baptiste-là. Ce tableau d'un catholicisme douteux était fait pour plaire à la femme en devenir. Il comportait toute l'ambiguïté de sa vie.
Une reproduction punaisée de l'œuvre accompagna longtemps les nuits de l'adolescente. On dit que les filles sont moins visuelles que les garçons. Très bien. Alors, Charlotte était une garçonne. Sa sensibilité requérait l'image. Elle ne se trouvait pas suffisamment d'imagination pour imaginer ces choses-là. Quand elle fit l'amour pour la première fois, à moins de dix-huit ans, la lumière d'une table de chevet fut nécessaire. Elle enregistra mentalement la constellation de points noirs et de grains de beauté de son partenaire et toutes ses grimaces d'excitation et de peur pendant l'acte d'amour. Elle ne ressentit aucune vraie douleur, uniquement la faim de recommencer. Après coup, Charlotte griffonna sur un morceau de papier le corps nu de son partenaire. De là naquirent simultanément ses obsessions de sexe, de beauté et d'appropriation. Sa sainte trinité.
Ce matin-là, madame Galion eut toutes les peines du monde à se concentrer sur la voix de son professeur. Ses articulations la faisaient souffrir, son estomac grommelait d'impatience, à croire que son smoothie detox aux brocolis et son porridge à l'avoine cru ne suffisaient pas. Son professeur, une Américaine à l'imbattable optimisme et aux abdos d'acier, pourvue d'une paire de fesses aussi granitique qu'un pneu de F1, revenait justement d'un voyage à Madras.
Assise en position du lotus, l'Américaine parlait avec sa nonchalance hypnotique. Madame Galion captait des bribes d'évocation ici et là mais son engagement se dissolvait de minutes en minutes. Beverly la considérait comme le meilleur élément du groupe. Elle la citait souvent en exemple. Charlotte, disait-elle en bon français, Charlotte est sur la voie transcendantale car elle ne minore pas la portée de ses chakras. Elle proclame sa salutation au soleil dans un champ de fleurs astrales... L'univers tout entier lui renvoie son vibrato sidéral... so amazing...
Mais ce matin-là, faire l'acrobate en ventilant ses p'tits poumons faisait suer la p'tite Française. Elle aurait préférer sucer les orteils de Beverly pour passer le temps, ses orteils limés, colorés, si expressifs. Elle préférait imaginer sa langue onduler autour de la bague de pied et sur la plante des pieds de son professeur, cette plante jaune banane.
Le cours prit fin. Charlotte ne laissa pas le temps à Beverly de sonder son humeur. Une fois mises au soleil, ses sensations s'intensifièrent. Elle joua avec ses bagues. Elle s'obligea à penser à ses enfants. Confisquer les vingt-deux montres en plastique de Louis : à faire. Organiser un week-end chez Samuel Galion : à faire. Charlotte aimait son beau-père bien plus qu'il n'était aimé de son propre fils. Elle lui portait, comme Emeline, la plus douce affection en dépit des affres de son caractère. Elle le défendait fermement contre la mauvaise langue des Rochefort, ses propres parents qui n'avaient pas grand-chose d'alternatifs en eux. Un lien indiscutable la nouait à Samuel.
Charlotte avisa un vélo de location abandonné. La voracité de mouvements de la grande ville rendait ce pauvre vélo d'autant plus seul, sa carcasse filiforme larguée contre le trottoir. Charlotte reprit son souffle et tenta de maîtriser sa nausée. Elle se sentait légère mais d'une mauvaise légèreté, d'une légèreté de baudruche. Ayant besoin d'un ancrage, elle pensa grimper sur le vélo abandonné mais n'en fit rien. Son entrejambe ne supporterait pas la selle. Il faisait déjà chaud dans la grande ville ; la pollution créait un été artificiel.
Charlotte décida d'aller mieux et continua à marcher et à souffler méthodiquement. La gare n'était pas loin. Elle décida de penser à son mari. La façon dont il l'avait regardée dans la cuisine l'autre matin méritait d'entrer au livre d'or de leur couple. Gareth avait de si jolis yeux malgré les allergies. Alors, la fonction principale de ses yeux n'était donc pas morte ! Ces yeux là savaient encore regarder une femme. Mais quelle déception d'en rester-là ! L'homme de sa vie. Il restait l'homme de sa vie. Douce malédiction.
Charlotte continua d'avancer vers la gare, satisfaite de ne pas avoir utilisé sa voiture. Pas de rendez-vous professionnel aujourd'hui, pas de crocodile saoudien à nourrir ou de starlette américaine à dorloter. Personne à qui vendre son feng-shui. A sa droite, une terrasse de café lardée de soleil. La table ronde la plus proche de la rue exposait une pinte de bière étincelante mais ne comptait aucun buveur à l'horizon. Facile à deviner que le buveur en question soulageait sa vessie à l'intérieur du troquet et reviendrait s'assoir à sa table. Deux couples en terrasse bavassaient pendant que le serveur manœuvrait au milieu d'eux. Le serveur tournait le dos à la rue.
Charlotte joua avec ses bagues. Elle passa le plus près possible de la table où personne ne buvait. Elle se saisit de la pinte de bière et tout en continuant sa progression vers la gare, entonna gorgée sur gorgée. Son cœur battait la chamade mais personne n'aurait su le dire. Les hommes la regardaient ; ils la regardaient toujours, alors pourquoi s'en préoccuper ? Elle était très grande, puait le chic et buvait tranquillement sa pinte. Charlotte suscitait beaucoup de désir chez les hommes, un désir moins cru qu'une fille plus grasse aurait pu susciter, un désir où se mêlait quelque chose de politique surtout chez les hommes populaires. Son téléphone vibra.
Le petit sac de sport en forme de saucisse vibra. Charlotte eut un mouvement de panique interne, termina d'un trait sa pinte, trahit l'écolo fondamentaliste en elle en jetant le verre dans une poubelle à papiers, se munit de son téléphone et ne décrocha pas. C'était lui. Elle haïssait être dérangée dans ces moments-là ; il les lui fallait tout entiers ces moments-là. Merde ! Quel con ! Quel con sexy mais quel con ! Le pauvre ne pouvait pas savoir.
Charlotte traversa le parvis de la gare sans prêter attention aux cohortes de jeunes gens encapuchonnés comme des moines, des moines d'une espèce moins catholique. Elle monta dans son train, se sentant un peu moins légère. Pas de musique pour calmer ses nerfs, elle n'aimait pas écouter de la musique en regardant des choses moches. Ses seins n'étaient pas très épais mais Dieu que cette brassière de sport comprimait bien la volupté de son souffle !
Le soir venu, alors qu'elle s'était battue toute la journée pour recouvrer sa stabilité coutumière, Charlotte Galion dut ramasser son mari à la petite cuillère. La façade avait cédé au seuil de la chambre conjugale. Gareth s'était effondré dans ses bras. Le vent tournait pour eux deux.
-Boro, je sais que tu me caches quelque chose. J'ai vu les rollers dans le garage. Et je t'ai vu boiter. C'est la crise de la quarantaine, c'est ça ? Peter Pan te tire par le slip. Tu as quitté ton travail ? On est ensemble, mon chéri. On est ensemble. Dis-moi, dis-moi, dis-moi tout.
Gareth sanglota de plus belle. Se dire qu'il ne méritait pas cet ange de lumière aggravait son cas.
VOUS LISEZ
La Chose et son Contraire
Короткий рассказUn couple révolutionne son quotidien en pratiquant l'amour libre et en repoussant toujours plus loin les limites du convenable. Et si l'érotisme n'était qu'un prétexte ? . . . . Crédit photo : film The Ticket, avec Dan Stevens.