Le meilleur de nous-mêmes s'épanouit chez les meilleurs d'entre nous. C'est la conclusion à laquelle Charlotte s'était résignée depuis longtemps pour amoindrir sa peine. Le meilleur d'elle-même vivait sous la peau de ses maîtres, Samuel Galion, Junichiro Kaneda et d'autres. Eux avaient eu le courage d'arpenter la voie audacieuse. Eux avaient eu la foi.
Charlotte ne peignait plus depuis la naissance d'Emeline et ne montrait plus ses croquis à personne depuis celle de Louis. Ses parents, les bons Rochefort, n'avaient jamais cru à sa passion. Ils avaient payé l'école d'arts plastiques par esprit libéral. Gareth ne l'avait jamais incitée à persévérer. Il l'avait adroitement orientée vers la voie de l'architecture d'intérieur. C'est tout. Et elle y excellait.
Je suis nulle comme peintre. Nulle. Tout le monde le savait. On ne me l'a pas dit, on me l'a fait comprendre. Le meilleur de moi-même s'épanouit en toi, Junichiro. Porte-le haut, tu veux bien ? Le plus haut possible. Et dans ces moments-là, quand le désespoir de ne pas pouvoir vivre de sa grande obsession, de ne pas avoir eu l'aplomb et la résilience d'en vivre lui brûlait l'estomac et les yeux, Charlotte Galion caracolait sur la verge de son amant dans l'espoir secret d'y fondre comme de la cire sur une bougie.
Junichiro était d'un naturel tendre et attentif. Il épousait son corps avec une joie maîtrisée et l'écoutait lui parler de ses bleus à l'âme sans impatience. Tout semblait aller à son caractère comme un gant. En école d'arts plastiques, il était déjà doué de cette sereine disposition d'esprit et savait cacher son ambition de devenir un grand peintre sous des dehors nonchalants. La vérité est qu'il travaillait plus que tout le monde, plus que ses professeurs, plus que ses maîtres peut-être, à en avoir les doigts presque nécrosés. Junichiro ne perdait pas de temps à se plaindre ; il peignait ses complaintes. Le monde des arts était en train de vaciller à ses pieds. Disney lui faisait du pied. Toei Animation lui en faisait de même.
Charlotte adorait son allure rétro, le cheveu long sous le béret gris et contrairement à ce brave Gareth qu'elle aimait du fond de son cœur, Junichiro vivait dans le plus grand des bordels et aimait la baiser comme une chienne au milieu des pots de peinture renversés, des factures tâchées et des contrats salopés par la boue des chemins.
Le soir tombait doucement. Charlotte se rhabilla sans hâte, savourant la bolée de lumière naturelle qui pénétrait encore l'atelier du peintre. La lumière, ce suc indispensable aux artistes. Depuis quelques temps, Junichiro excitait l'amour-propre de Charlotte avec un jeu. Elle avait pour mission de le croquer, sur le papier s'entend, alors qu'il fermerait les yeux et prendrait une pose, n'importe quelle pose. Elle devait le croquer autant de fois que la satisfaction l'exigerait et sans la moindre obligation de lui montrer le fruit de ses efforts. Rien ne t'oblige à me montrer quoi que ce soit, Charlotte, c'est un cadeau que tu te fais. Moi, je ne suis qu'un simple modèle, une pâte.
Alors, par goût du défi et surtout pour ne pas le décevoir, Charlotte s'appliquait à jouer ce jeu-là, gagnée par une fébrilité croissante de croquis en croquis. Junichiro était un homme volage avec les femmes, d'une légèreté incompatible avec le plat sport en chambre judéo-chrétien, mais il ne trompait personne et n'avait qu'une parole. Ses yeux perçants restaient fermés tant que les crayons griffaient le papier. Charlotte lui en savait gré. Elle n'avait, bien entendu, aucune intention de divulguer le résultat de ses efforts, mais ce pari infantile que nulle échéance ne venait gâcher lui faisait terriblement chaud au cœur. Junichiro l'impliquait dès que possible dans les brasillements de sa création en tant que conseillère. Il savourait son expertise d'architecte d'intérieur. Elle y mettait tout son ventre. Même le sexe n'était pas si bon que cette affinité-là, au point de lui faire oublier par éclairs ses enfants, son mari, l'heure qui passe.
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La Chose et son Contraire
Короткий рассказUn couple révolutionne son quotidien en pratiquant l'amour libre et en repoussant toujours plus loin les limites du convenable. Et si l'érotisme n'était qu'un prétexte ? . . . . Crédit photo : film The Ticket, avec Dan Stevens.