Chapitre 15

12 0 0
                                    


 Astrid Wenger était joueuse. Dire que les privilégiés se différencient des prolétaires par leurs bonnes manières est insuffisant et parfois même carrément faux. La vraie différence entre les deux espèces réside dans leur rapport au jeu. Les prolétaires n'ont pas le temps de jouer, c'est un luxe d'enfant ; tandis que les privilégiés n'ont que le temps de jouer, ils jouent à faire tourner le monde. Le goût et le sens du spectacle tamponnent leur ADN.

Astrid Wenger ne trucida pas son amant ce soir-là. Elle l'aimait mieux vivant entre ses cuisses. Et qui sait ? Peut-être avait-elle menti, peut-être le barillet du pistolet ne contenait-il aucune balle. Gareth Galion garda longtemps aux paupières une impression de tatouage. Ce soir-là, après l'expérience, il lui sembla aimer Astrid plus fort. Il lui astiqua le minou avec une sorte de bonheur enragé. Il n'était fait que de sang, cet homme-là !

En rentrant à la maison, tout dépenaillé, Gareth Galion se sentit assez de force pour honorer sa propre épouse le restant de la nuit. Mais celle-ci le repoussa durement. Elle se tenait dans la cuisine en nuisette, un verre de dégueulis verdâtre à la main, de ceux qu'elle préparait le matin avant sa session de yoga.

-Où est mon dessin ?

-...

-C'est pas drôle, Boro. Où est mon dessin ?

Les traits de son visage accusaient le coup. Sa silhouette si fine et athlétique en temps normal était comme passée à la maigreur. Seuls ses formidables tétons triomphaient contre le tissu. Gareth dut s'arracher à leur contemplation.

-En lieu sûr. Ton dessin est en lieu en sûr. Tu connais ma manie du rangement et de la netteté.

-Tes fringues ne sont pas très nettes, ce soir. Rends-le-moi !

-Je te l'échange, ma chérie. Ce dessin contre un autre dessin.

-Tu n'avais pas le droit de me le prendre. Nous devons maintenir des règles !

-Il n'y a pas de règles en Enfer.

-Tu te trompes. Allez, rends-le-moi. Où est-ce que tu l'as mis ? Rends-le-moi, merde, Gareth, il est tard !

-Et si je refuse ?

L'ombre de la peur passa dans les yeux de Charlotte. Elle s'arrêta net d'empoigner son mari, de le chahuter.

-Quoi ?

-Et si je refuse de te le rendre ? Qu'est-ce que tu prévois de faire ?

Un silence accablant s'établit dans la pièce, puis Gareth se saisit du grand verre de dégueulis laissé sur la table et entreprit, non sans grimace, de le vider de moitié.

-Viens te coucher, ma chérie. Il est vraiment tard.

La possibilité que sa femme put lui faire n'importe quoi dans son sommeil maintint Gareth éveillé. Couchée en chien de fusil, elle lui tournait le dos mais ne respirait pas comme quelqu'un qui dort.

-Tu te souviens des heures qu'on passait à écouter les Stones, Charlie ? Tu aimais peindre en musique et moi, je décompressais en musique. Rien de mieux qu'un Paint it Black ou un Brown Sugar pour se sentir planer, non ? J'ai vraiment l'impression d'être un putain de vieux con en disant ça. Les gosses d'aujourd'hui évacuent le plaisir, ils ne savent pas savourer. Leur musique ne donne pas envie de se toucher, ne donne pas envie de se battre, ne donne pas envie de planer. Même les cercueils ont plus de nerfs que leur musique de merde.

Charlotte ne disait rien et ne bougeait pas plus. Gareth, qui ne vivait plus que pour oser, n'osait pas la toucher.

-Tu te souviens de l'interview de Mick Jagger au sujet des Beatles, Charlie ? Je l'ai revue sur Internet. Moi, je voyais Jagger comme le parfait gentleman, tu te souviens ? Pas un mot hostile à l'égard des Beatles, le fair-play incarné. Un diplomate, quoi ! Ça m'avait impressionné venant d'un bad boy comme Jagger mais je me rends compte maintenant que sa langue de bois contredisait son regard. Son regard malicieux, excitant, face à la caméra. Il était prêt à défier les Beatles, j'en suis sûr. Les Anglais aiment la guerre. Ce sont de vrais gentlemen. De vrais gentlemen.

La Chose et son ContraireOù les histoires vivent. Découvrez maintenant