De fort méchante humeur, Gareth déambula dans la maison de son père, son café brûlant à la main. Savoir Charlotte admirative de cet homme aggravait son humeur. Sur l'échelle de l'indécence, où se situait donc l'admiration de son épouse ? Charlotte était capable de tout. S'il ne s'était pas récemment découvert une autre personnalité, Gareth aurait divorcé illico presto ou alors enfermé cette femme sous un grillage afghan. Ces pensées lui étaient douloureuses car elles n'étaient pas vraiment les siennes mais des pensées collectives et banales, les pensées de monsieur tout-le-monde. Charlotte s'était longtemps imaginée vivre dans un atelier de peinture. Tout concordait ! Samuel ravivait son imagination même s'il n'était qu'un peintre raté.
Gareth entra dans son atelier, seul cette fois-ci. Le bordel d'odeurs l'indisposait. Il passa en revue les tableaux accolés le long du mur et n'hésita pas à marcher sur les dessins qui tapissaient le sol. Un certain souvenir affleurait à la mémoire mais il lui résistait. C'est là qu'il comprit que sa verge possédait réellement une autonomie en soi. Quand le reste de son corps n'aspirait qu'au rabougrissement et y réussissait, sa verge suivait le mouvement inverse. Même distinction sous l'effet de la fatigue ; son corps entier soupirait après le repos, sauf cette verge. Et plus il se sentait fatigué ou énervé, mieux s'épanouissait son organe viril. C'était à n'y rien comprendre ! On dit que les hommes pensent avec leur machin, mais non. Le machin a sa propre charte de conduite et si le corps est comparable à l'empire britannique, alors le machin possède l'insolence d'une colonie américaine.
La verge de Gareth touilla dans le souvenir auquel le reste de son être voulait résister. Cela datait du temps où ses parents vivaient ensemble. Il n'avait qu'une quinzaine d'années à l'époque, tout en cheveux et en jeunesse mais une jeunesse aussi débridée en fantasme que tranquille en réalité. La chose et son contraire. Il était entré cet après-midi-là dans l'atelier de son père, une gamelle entre les mains. L'amour de la netteté, des chiffres et du rendement perçait déjà en lui sans confusion possible, pourtant les règles bizarres de la composition artistique l'intriguaient. Plus encore que ces règles, les modèles exclusivement féminins de son père.
L'un d'eux revenait souvent à cette époque, une blonde généreuse aux joues roses et au sourire immense. Elle s'aventurait jusqu'à la cuisine et chipait devant Catherine des fruits et de la sauce tomate à l'usage du maître. Son accent trainant du nord du pays contrastait avec la vivacité de ses gestes. Cet après-midi là, Gareth s'était donc dévoué à faire le livreur. Son père mangeait peu quand il travaillait et évitait de se joindre à femme et enfant autour d'une table à manger. Lui apporter sa gamelle, c'était faire preuve de zèle. Gareth toqua et plutôt que Samuel, ce fut son modèle qui lui ouvrit la porte de l'atelier. Seigneur Dieu que de rondeurs...
-Oui, mon louveteau ?
-C'est l'heure du déjeuner de mon père.
-Ton père n'est pas encore revenu des courses.
-Je ne savais pas qu'il était dehors.
-Maintenant tu le sais.
Elle le dévisagea. Il sentit une fédération de picotements assaillir son cuir chevelu.
-Entre, mon louveteau. J'ai faim, moi. Tu crois qu'il m'en voudra si je picore dans sa gamelle ?
-Je ne sais pas...
L'atelier de l'époque n'était pas moins bordélique que celui du futur. Les pieds nus du modèle se frayaient un chemin dans l'hécatombe de morceaux de papier avec la grâce d'une fée. Pataud, Gareth ne savait pas trop où se tenir. Le travail de son père était-il sacré ? Il n'aurait su le dire. Le modèle lui avait arraché le plateau repas des mains et entamait déjà le pain de campagne à belles dents.
-Tu viens souvent à l'atelier, petit loup ?
-Non.
-Tu aimes son travail ?
-Oui...
-C'est pas sincère, ça !
Et elle partit d'un éclat de rire sonore. Ses joues s'empourpraient facilement.
-Cite-moi ton peintre préféré. Si tu en as un.
-Mon peintre préféré...
-Oui, mon petit loup. Ton peintre préféré.
-Je ne sais pas, moi. Léonard De Vinci.
-D'accord. Pourquoi ?
-C'était un grand mathématicien.
Et elle repartit d'un grand rire.
-Samuel m'a prévenue que tu aimais les chiffres.
-Je n'aime pas que les chiffres.
-Qu'est-ce que tu aimes d'autre ?
-Je ne sais pas.
Gareth commençait à se sentir agacé. Il fut soudain très désireux d'étaler sa science d'adolescent. Il se vivait supérieur à la plupart de ses congénères ; il voulait faire ravaler son rire à cette poule. Elle s'approcha de lui à portée de souffle et d'un air taquin lui glissa un cube de fromage entre les lèvres.
-Tu aimes la géométrie ? Les courbes ?
Sa grande bouche était constellée de miettes de pain. La chaleur de son haleine aurait embué un binoclard sans même lui souffler dessus. De toute évidence, elle appartenait à la même génération que Gareth avec à peine cinq ou six ans de plus au compteur, mais un fossé les séparait. Elle et le peintre se trouvaient de l'autre côté de ce fossé.
-J'aime le fromage et les produits laitiers en général. J'ai beaucoup tété quand j'étais petit.
L'allusion était claire, si claire que Gareth qui venait lui-même de la prononcer, en frémit jusqu'aux os.
-Ah... et maintenant je vois que tu es manque de calcium, mon louveteau. Qu'est-ce qu'on peut faire ?
Et sur ces mots sans ambages, le modèle dénoua le paréo qui s'évanouit à ses pieds.
-Tu trembles... chéri, je ne vais pas te manger tu sais. Je dois faire attention à ma ligne.
C'était un moment de vérité comme voudraient en connaître tous les adolescents du monde. La verge de Gareth se mit à enfler jusqu'à la douleur. Les seins extraordinaires de son interlocutrice se soulevaient sereinement à chaque prise d'oxygène. Elle avança la main vers sa chemise froissée.
-Est-ce que les goûts sont héréditaires ? Je voudrais le savoir. Essaie de me dessiner.
-Vous... vous dessiner ?
-Oui, jeune Léonard De Vinci, essaie. On n'a pas beaucoup de temps, dépêche-toi !
Il existait bien quelques chaises en osier et un vieux fauteuil dans l'atelier du père. Elle se précipita sur le fauteuil comme une gamine excitée devant l'occasion de fourrer son doigt dans du confit de cidre et prit la pose convenue d'une femme du meilleur monde, savourant une tasse de thé imaginaire.
- Le papier et les crayons sont sous mes orteils. Vite !
L'adolescent se sentit chavirer. A ce stade d'existence, il connaissait la nudité de sa mère d'après les croquis de son père. Fuir. C'est ça. Fuir ! Un recours minable et qu'il regretta longtemps. Il imagina les pas de son père au seuil de la porte et s'en alla. Justifier sa fuite, c'était survivre à la honte.
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La Chose et son Contraire
Short StoryUn couple révolutionne son quotidien en pratiquant l'amour libre et en repoussant toujours plus loin les limites du convenable. Et si l'érotisme n'était qu'un prétexte ? . . . . Crédit photo : film The Ticket, avec Dan Stevens.