Chapitre 2

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-Tu passes toute ta vie aux toilettes, Boro.

Charlotte était fraîche comme un gardon. Lendemain de festivités ou pas, elle semblait ne devoir jamais accuser le coup. Son yoga acrobatique comptait sûrement quelques propriétés enchanteresses. Nous étions samedi et les enfants ronflaient.

-C'est devenu mon bureau, j'y réfléchis mieux.

-Et quel est l'objet de ta réflexion, ce matin ?

-Pas grand-chose. La vie secrète des empereurs romains.

Gareth tenait à la main un livre de poche écorné. D'habitude, il ne lisait pas aux chiottes. Sa femme l'appelait Boro.

-La vie secrète des empereurs romains, ah bon...

L'inflexion de la voix n'aurait pas pu s'avérer plus perplexe.

- Ah bon ? Suis-je tombé si bas que je ne peux lire que des graphiques boursiers ?

-Mais non... Ton livre est tout mâchonné. C'est que tu l'as ouvert.

L'indubitable propreté de la cuisine aurait dissuadé Gandhi lui-même d'y picorer son repas. La cafetière ronronnait de plaisir. Les arbres voisins donnaient l'impression de vouloir se pencher au-dessus du grille-pain. La nappe virginale soutenait maintenant les pots de marmelade, le beurrier, le sucrier, les fruits et toutes les commodités d'un petit-déjeuner de facture française. Charlotte revenait de la boulangerie, le ventre à l'air et les hanches serrées dans un legging. Gareth haïssait les leggings. Un truc de poissonnière fessue, tout le contraire de sa femme.

-Je ne l'avais pas ouvert depuis longtemps, ce livre.

-Quelle utilité ?

Les mâchoires carrées de Charlotte se refermèrent sur une pêche qu'elle voulait savourer debout. Sa main libre en réceptionnait les gouttes de jus.

-Quelle utilité, comment ça ?

-Les empereurs romains avaient des secrets et alors ? Leurs tropéziennes continuent d'être à la mode, c'est pas suffisant ?

L'humour de Charlotte, seize ans plus tard, décontenançait toujours autant son mari qui riait seulement après coup. Charlotte exerçait la profession d'architecte d'intérieur. Elle planait parmi les meilleurs de son espèce. Utilité et Raffinement comptaient dans ses mots d'ordre. L'empire romain fut certainement raffiné à ses heures perdues mais quelle utilité pour aujourd'hui ? Charlotte avait fait construire des thermes à la romaine au cœur du palace d'un client saoudien. Mais celui-ci ayant décidé, sur un coup de tête superstitieux, de ne jamais y tremper ses orteils poilus, les thermes avaient été changés en piscine pour ses trente-sept alligators et son poisson-clown japonais, Jean-Christophe El Simbad. Personne n'osait taquiner Jean-Christophe, surtout pas les alligators.

-Je ne sais pas quelle utilité, Charlie. Ce qui me fascine, au-delà des tropéziennes, c'est leur besoin d'avoir des secrets. Un empereur romain peut tout se permettre au grand jour ! Les jeux du cirque, les incendies volontaires, les orgies. Et malgré ça, il lui faut sa part d'ombre. Le cœur noir de la pêche planqué sous son duvet.

En divaguant, Gareth fit tomber ses regards sur le corps de sa femme. Elle répondit à son évaluation muette par un sourire humide. Quand leurs yeux s'accrochèrent, Gareth rompit la tension. Cette tension était devenue trop inhabituelle pour ne pas le perturber. Il alla servir le café fumant dans deux tasses généreuses.

La Chose et son ContraireOù les histoires vivent. Découvrez maintenant