Le retour à la ville fut maussade pour les enfants. Le pouvoir du grand-père les entêtait comme un parfum. Le dépaysement rien que dans un mot, rien que dans un geste, rien que dans un rire. Et ce regard, ce regard qui rend plus net votre propre regard comme un verre correcteur vivant. Comment rester clos ?
Sur tout le trajet du retour, Gareth s'affaira à chanter à tue tête, de sa voix grave qui manquait d'entraînement, et à livrer à ses enfants ses blagues les plus pourries. De les voir, par le biais du rétroviseur, si nostalgiques, le bouleversa. Charlotte l'accompagna au chant. Elle semblait le comprendre. Gareth prit la décision, là, dans la voiture, de s'employer à divertir Emeline et Louis jusqu'à la trouée finale de la couche d'ozone. La croyance subite d'avoir été toutes ces années un père ennuyeux le piqua tellement au vif qu'il craignit pour la santé de son foie. C'était peut-être ridicule de sa part mais le ridicule dans ces moments-là est une affaire mortellement sérieuse. Les circonstances venaient de lui attribuer un nouveau challenge.
De retour au bureau, il convoqua sa secrétaire dans la plus grande discrétion et lui annonça poliment la fin de leur idylle. Il prétexta, bien sûr, l'amour voué à sa femme, la femme d'entre les femmes.
-Elsa, je n'oublierai jamais ce qui s'est passé entre nous. Tu restes dans ma peau, ma Kakigori. Travaillons sans rancune, s'il te plaît.
Elsa obtempéra. Sa dignité de princesse captive ne s'accordait pas au mélodrame. Tous ses désirs, s'il en subsistait après un tel revirement, refluèrent vers le cerveau et passèrent à la moulinette de la raison : les collègues ne seraient pas restés aveugles. Elle avait un homme dans sa vie. Un altermondialiste, un héros des temps modernes.
Gareth rangea le croquis dans un tiroir de son bureau, son portrait d'homme-caméléon. Le portrait n'était pas signé et Gareth l'avait pris sans en demander la permission. Un homme en t-shirt et en short avec une grosse tête de caméléon qui sautait en écartant bien fort ses petits bras et ses petites jambes et qui tirait une langue atroce. Plus Gareth le contemplait entre deux réunions et conférences, plus effarant le dessin lui apparaissait. Nul ne devait le voir. Carlo D'Annunzio rôdait dans les parages comme alerté par un sixième sens.
-Et le tango, mon vieux ?
-Le tango ? Fais-moi rire ! Peggy a oublié ça. Elle ne parle plus que de vous. On dirait qu'elle est tombée sur la tête, la pauvre mère. C'est comme si vous débarquiez dans sa vie.
-Elle doit sentir qu'on fait peau neuve.
-Quoi ?
-Rien, Carlito. Raconte-moi des trucs.
Carlo D'Annunzio d'ordinaire si goguenard et cynique, passait par une peau neuve lui aussi. Il sombrait dans de brusques silences, s'exaspérait d'un rien, ne ricanait plus aux balourdises de ses collègues, avalait son rôti de veau sans allégresse. Son expertise était si solide au bureau qu'il pouvait travailler les yeux fermés sans commettre d'erreurs. Mais Gareth le sentait de plus en plus fébrile. Leurs coudoiements manquaient de franchise. L'impossibilité qu'ont les hommes d'exposer et de lécher mutuellement leurs plaies bouche l'horizon de leur pleine puissance. Carlo voulait parler mais sa culture l'en empêchait.
Antoine Wenger continuait de battre froid à Gareth. Si seulement le thérapeute s'était contenté de décliner le service Horus ; mais depuis lors l'animal continuait de fuir les honneurs qu'on voulait bien lui faire. Wenger et sa coterie d'actionnaires et de partenaires le pressaient de vitaliser leur club. Les occasions de se faire toujours plus d'argent battaient dans l'air vicié comme des ailes de colibris. Gareth avait si longtemps joué le jeu et si joliment ! Le boss se vantait de lui avoir ressemblé dans sa jeunesse, de lui avoir ressemblé trait pour trait, alors qu'au regard des faits les plus stricts, Wenger était laid comme un crapaud tuméfié.
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La Chose et son Contraire
Short StoryUn couple révolutionne son quotidien en pratiquant l'amour libre et en repoussant toujours plus loin les limites du convenable. Et si l'érotisme n'était qu'un prétexte ? . . . . Crédit photo : film The Ticket, avec Dan Stevens.