Aussi loin qu'Harold se souvienne, le problème « Loustik » a toujours été là. Les sept années qu'il a eues en commun avec Stoïk la Brute n'ont rien résolu, son mal s'aggravant même au fur et à mesure que le temps s'écoule, meurtrier et cruel.
Ils ont bien tenté de l'aider. A la forge, Stoïk a créé un fauteuil roulant, inconfortable certes mais c'est un début : Loustik peut au moins se déplacer. Assigné au rôle de chef, ç'a été à Harold de s'y mettre, aussi a-t-il amélioré le siège de l'enfant, pour le rendre plus efficace et moins douloureux ; modifié les escaliers de sa maison, pour qu'il puisse accéder lui-même à l'étage qu'il n'avait vu qu'une fois, quand il était moins lourd ; il a même bâti une balançoire qui lui est réservée, un siège à dossier duquel il ne peut pas tomber. Mais le sourire de ses deux ans n'est jamais revenu.
Harold tente d'y penser moins. Il ne peut pas se permettre de se consacrer entièrement à lui, il est chef d'un village entier et chaque habitant a des services à réclamer, des choses à dire. En huit mois, il s'est déjà laissé dépasser par la paralysie du petit garçon et s'est mis à moins s'occuper de lui, attendant pour cela que ses parents viennent le lui demander, après avoir imaginé eux-mêmes les aménagements à faire, comme les autres villageois. Il n'est pas certain d'en être fier. Il aimerait se consacrer corps et âme à chaque membre de son peuple, un par un, mais il lui faudrait autant de vies que d'hommes – or il n'en a qu'une. Alors, il observe Loustik de loin, de temps en temps. S'inquiète pour lui, sans agir. Pas le temps. Harold n'est pas surhumain.
Il est en train de vendre à une femme la selle qu'elle lui demande, lorsque son regard vagabond est happé par une scène singulière. Loustik n'est pas seul. Un curieux garçon l'accompagne, jeune – quatorze ans, pas beaucoup plus –, le cheveux blanc – déjà ? – ; et surtout vêtu d'un manteau trop léger pour le climat d'ici. Chaque saut qu'il fait autour de son fauteuil est plus lent qu'un saut normal, comme s'il était moins sujet que les autres aux lois de la gravité ; on dirait une plume sursautant, et se reposant calmement à l'intérieur du nid duquel le vent vient de l'extraire.
Probablement pour accentuer l'aura surnaturelle qui entoure l'inconnu, quelques flocons de neige apparaissent juste au-dessus de ses paumes – il est à noter qu'il ne neige pas. Il les présente à Loustik avec un sourire aux lèvres, et même si le petit ne sourit pas, Harold peut voir au fond de ses prunelles cet émerveillement qu'il ne percevait plus. C'est avec un visage un peu plus détendu que le chef retourne à ses affaires et reçoit une nouvelle commande de meuble, qu'il part construire dans la forge.
Il doit revenir une demi-heure plus tard. Loustik est toujours là mais l'autre paraît parti ; Harold craint un instant que la scène à laquelle il a assisté n'ait été qu'un fruit de son imagination, quand soudain une boule de neige s'écrase sur le visage du petit. Le chef fronce les sourcils, surpris et mécontent qu'un autre enfant ose l'agresser alors que le paraplégique ne peut ni répliquer, ni esquiver les boules.
Quand alors se produit, sous ses yeux, un miracle : les lèvres de Loustik s'étirent jusqu'à rire, pas longtemps, mais tout de même. Il voit l'étranger revenir vers le petit et former, lui-même, une boule de neige entre les doigts nus de l'enfant, qui la lance vers un autre auquel Harold ne l'a jamais vu parler. « Je peux jouer avec vous ? » appelle-t-il et le chef ressent un vif émoi en entendant cette phrase plus longue que toutes celles qu'il prononce, cette première question qu'il entend depuis au moins huit mois. Les autres hésitent mais se laissent convaincre quand il les attaque à nouveau, le magicien ayant formé une nouvelle boule entre ses mains.
Loustik disparaît de sa vue, mais son rire demeure ancré dans ses oreilles jusqu'à la fin de la journée.
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Un chef protège les siens - HIJACK
FanficCela fait à peine huit mois que Harold a perdu son père et qu'il l'a remplacé en tant que chef. Ce rôle qui lui faisait peur, il est dorénavant forcé de l'endosser, et la perte de l'homme qu'il ne peut égaler le pousse à vouloir suivre exactement se...