Jack est revenu tous les jours de la semaine, puisque Jamie est parti pour quinze jours et qu'il n'a pas tant à faire dans la partie givrée du globe qui ne croit pas en lui. Harold et lui se sont rapprochés ; ils ont osé davantage se parler, échanger, s'observer. S'écouter. Harold s'est senti bien. Jack aussi. Chacun a trouvé en l'autre une oreille attentive et primordiale, prévenante et amusée à la fois. Ça leur a fait oublier un peu de manque, à tous les deux.
« Je pense qu'il faudrait faire voler Loustik. Au moins une fois, déclare Jack alors qu'ils sont encore dans l'atelier de Harold. Pour qu'il voie ce que ça fait.
Celui-ci passe une main sur son visage éteint.
– Je ne peux pas.
Jack fronce l'un de ses sourcils bruns.
– Tu as une jambe amputée, Krokmou une aile, Geulfor un bras, Greta n'a plus de main droite, Bjorn n'a plus de pied gauche, pourtant vous vivez tous sans vraiment de problème. J'ai dessiné un plan, pour Loustik.
– Je ne peux pas, Jack.
L'Esprit fronce le deuxième, tire une chaise sur laquelle il s'assied. Harold ne se laisse pas admirer la gracilité de son corps frêle pendant ce mouvement. Il en a malgré tout les poils qui se hérissent.
– OK, on va changer de question. Qu'est-ce qui ne va pas ? »
Le calme dans sa voix pousse quelques brillances à huiler ses yeux bruns. Harold serre la mâchoire, pose son front sur sa main froide parce que sa tête devient trop lourde pour son cou. Un soupir venu du fin fond de son âme fend l'air alentours, mais pas les yeux de Jack qui ne le quittent pas.
« Je n'aime pas mon rôle. »
C'est dit. Depuis onze mois qu'elle reste tue, cette phrase est enfin sortie. Harold déglutit sous les yeux bleus de Jack et ne laisse s'échapper des siens qu'une unique larme.
« C'est... Les villageois attendent la fête de demain depuis bientôt un mois et même si c'est prêt, ça ne me fait pas plaisir. Je suis exactement ce que je redoutais.
Jack se tortille sur sa chaise, mais ne le coupe pas.
– Je fabrique parce que c'est mon travail, pas parce que c'est ma passion. Je ne choisis même pas ce que je fais. Je n'explore plus, je ne vole presque plus, j'ai plus le temps. J'ai l'impression de vieillir à toute vitesse. Autant d'amour ai-je pour mon père, j'ai toujours eu peur de devenir comme lui et c'est actuellement ce que je fais. Ça me fatigue.
Jack attend qu'il continue, Harold ne s'étend pas plus. Il plonge décidément la tête dans ses deux paumes calleuses et soupire à nouveau. Quand il essuie ses yeux, il fait comme si c'était pour chasser l'épuisement mais Jack sait très bien que c'est contre la peine qu'il se bat.
– Demande aux gens de t'aider.
Ce sont les premiers mots que prononce Jack depuis qu'Harold a commencé. Un énième soupir se fait entendre.
– Ils ont autre chose à faire.
– Précisément, non.
Jack se lève de sa chaise et s'approche davantage de lui.
– Il y a plein de villageois qui adoreraient t'aider. Ton père aimait ce travail, d'autres le pourraient aussi. La plupart des gens sont heureux mais ne savent pas quoi faire. Ils vivent, et c'est à peu près tout. Ça ferait du bien à tout le monde, qu'ils t'aident un peu. Il suffit que tu le demandes.
– Hmm... »
Harold n'a pas ôté ses mains de son visage. Ses épaules ne sont pas moins affaissées que tout à l'heure. Jack avance sa main gauche vers ses cheveux, la retient juste avant qu'elle les frôle. Un sourire vient orner ses lèvres et il commence à glisser ses doigts sur les tempes du chef, dessous ses propres paumes. Il le sent froncer des sourcils. Il sent aussi ses larmes cachées se glacer à son contact.
« Tu es gelé, lui rappelle Harold en n'osant pas trop apprécier la sensation des doigts de Jack contre sa peau.
– La neige, ça part au lavage. »
Et d'un coup, Jack lui découvre le visage et crée une minuscule tornade de flocons qu'il lance vers son nez, qui le percute. Jamais Harold n'a pu sentir neige plus caressante. Sa bouche se souvient du mouvement qui crée les sourires et ses yeux papillonnent sous la brillance du blanc immaculé. Dans son cœur s'épanouit une certaine chaleur, un semblant de bien-être. Il a envie de jouer avec Krokmou. D'embrasser Jack, aussi.
« Va voir Krokmou ».
Il ne se sent même pas déçu, presque pas frustré que l'Esprit ne lui ait pas donné le temps d'assouvir sa deuxième envie.
« Merci », lance-t-il et il s'échappe de l'atelier, court vers Krokmou en s'appuyant sur sa jambe en ferraille. Jack a un très léger sourire quand il voit les deux amis jouer ensemble, Krokmou l'enduire de bave. Il se sent encore plus heureux quand il voit le dragon et l'humain s'envoler ensemble, pour la première fois depuis deux mois peut-être. Ils se retrouvent. Jack, lui, rentre dans l'atelier.
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Un chef protège les siens - HIJACK
Fiksi PenggemarCela fait à peine huit mois que Harold a perdu son père et qu'il l'a remplacé en tant que chef. Ce rôle qui lui faisait peur, il est dorénavant forcé de l'endosser, et la perte de l'homme qu'il ne peut égaler le pousse à vouloir suivre exactement se...