02 - Portes closes

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Samedi 2 décembre

21h12.

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Il est midi. Il y a un repas froid sur le verni écorché de mon bureau. Je n'ai pas faim.



Je suis finalement revenu face à ce carnet. Je ne relirai pas mes effusions d'hier soir. Je ne sais pas ce que je recherche dans les lignes. Peut-être juste une page vierge où poser mes hérésies. Peut-être un peu de compagnie. Peut-être que j'ai besoin de te parler, à toi que j'aime et que le monstre a dévoré. Peut-être que c'est sacrément désespéré, comme défouloir. Qu'importe. Il y a dans les mots un goût de réconfort que mon cœur cherche depuis trop longtemps pour que je ne puisse l'abandonner. Je préfère occuper le temps à t'écrire plutôt que de le laisser me dévorer. Sans les mots, je suis condamné à compter les instants qui me séparent de ton départ.


Quatre jours. Bientôt cent heures sans cœur.
Le monstre ne reviendra pas. Il est parti ailleurs, là où il reste des joues à tremper.


Moi, je ne pleut plus.


Wïane m'a consigné dans mes quartiers. Je suis enfermé comme un prisonnier dans mon propre château. Je suis un roi en cage. Mais je ne suis pas idiot. Je sais qu'elle réunit la Cour tous les matins pour discuter de la succession. Je sais qu'elle ne rêve que de retrouver son Maître, son Hydre originelle, son véritable souverain. Mais Fuxan n'est plus, et je suis là. Elle non plus ne misait pas sur moi.


Je ne la blâme pas. Je serai un piètre souverain. Je ne miserais pas sur moi non plus. Je ne misais pas sur moi. Je misais... Je ne misais pas.


Ma bibliothèque a été fouillée, dépecée, éventrée, vidée. Ils ont pris les contes de Maman et les ont brûlés. Je suis prêt à parier que c'est Kaën qui a ordonné un tel autodafé et qu'il cherche à étendre son bûcher à tous ceux qui m'ont un jour aimé. Il n'a jamais su que réagir par les flammes, de toute manière. Marquer ma peau de ses colères et du crissement de ses lames, prétendre enseigner le combat en crachant sa haine. Je ne comprends pas ce que mon grand-père lui a trouvé. Ce qui lui a valu une telle place d'honneur à ses côtés. Peut-être Fuxan avait-il besoin d'un chien de garde qui montre les crocs. Peut-être avait-il besoin d'une autre mâchoire que sa justice enflammée pour dévorer les traîtres. Peut-être cherchait-il en Kaën un repaire de violence, de haine et de cécité maladive. Peut-être le gardait-il si proche pour se rappeler ce qu'il souhaitait ne jamais devenir. Peut-être était-ce une bête histoire d'amitié, de loyauté, de faveur à payer. Peut-être le chien de garde avait-il une autre utilité. Peut-être l'Hydre chérissait-elle sincèrement son cerbère. Peut-être.


Moi, il me répugne. Je crois qu'il est le seul être qui tord autant mes tripes, titille en moi le tyran assoiffé de sang et de revanche. Même Fuxan ne m'inspire pas cette colère rouge, ce brasier de haine et de dégoût qui me saisit lorsque je pense à son visage, à ses mains armées de feu, à ses injures et son arrogance, à ce stupide regard vaniteux qu'il aborde lorsqu'il me regarde. Dans ses yeux, je suis un pion, un roi de carton, une mascarade, un mauvais choix, une erreur stratégique. Dans ses yeux, je ne suis pas. Dans les miens, Kaën est le dangereux reliquat d'une époque toxique. Non content d'avoir volé mon enfance, il détruit aujourd'hui les témoignages de la seule lumière de ma vie. Il brûle, il prend, il détruit, il ne rend rien, il ne crée rien, il n'enfante rien. Il avale goulument la lumière et n'expulse que du sang. Il vomit sa rage sur les visages des enfants, encore maintenant. Il parjure alors que la couronne chemine jusqu'à mon front. Je refuse de me tenir aux côtés de cet être d'immondices, ce vieil excrément des Jours de Cendre. Je ne veux pas régner si c'est pour partager mon trône avec le cerbère.


J'aurais aimé pouvoir sauver mon cœur de Kaën. J'aurais aimé que la peste le prenne quand elle est venue ravager le royaume il y a sept ans. J'aurais aimé me retrouver aujourd'hui, posté à la fenêtre, contemplant la lointaine silhouette de sa tombe. J'aurais aimé qu'il ne puisse jamais détruire ma bibliothèque. J'aurais aimé que Maman puisse sauver ses contes. Ils étaient les seules traces de mon enfance. Les seuls témoins de ces instants volés, ces instants-sourire, ces instants où j'avais le droit d'exister. Je n'ai jamais été enfant. Je suis né avec dans... un corps d'héritier, de guerrier et de stratège. Un corps qui n'a jamais été vraiment mien. Le Grand Roi ne voulait pas voir mon esprit dériver hors de la guerre. Wïane ne voulait pas qu'il apprenne à penser. Kaën qu'il apprenne à aimer.


Douce ironie. Dans les contes de Maman, mon esprit a trouvé sa première accalmie. Il a trouvé dans son cœur ses premières tendresses, étouffé ses premières larmes dans ses bras, donné ses premiers mots à ses yeux d'ambre. Maman a menti à son souverain de longues années pour me laisser le droit d'exister. Elle a menti pour sauver mon cœur. Maman ne m'a pas mis au monde mais Maman m'a donné vie. Maman était là.
Maman...
Maman est...


Je ne sais pas où est Maman. Elle est accusée de félonie et sa tête aussi s'est retrouvée mise à prix. Un murmure peut la tuer. Plus de trente ans de fidélité, de silence et de sacrifices anéantis en une matinée. Les conversations des gardes que j'entends parfois à travers l'épais boisage des portes closes me rapportent des doutes, une quête infructueuse et de la peur. Ils ne l'ont pas retrouvée. Je les entends fouiller la ville sous mes fenêtres. Je prie ces dieux que je ne vénère pas pour qu'elle soit saine et sauve. Qu'elle ait pu s'enfuir, se cacher, se protéger.


Mais j'aimerais qu'elle soit là. Qu'elle me prenne dans ses bras, qu'elle me dise que tout ira bien même si c'est un mensonge. J'aimerais pouvoir m'enfouir contre elle, refuser le monde, me terrer dans la chaleur de son cou et l'odeur de fumé qu'elle ramène des cuisines. Je me sens comme un enfant. Je veux Maman. Sans elle, je ne tiendrai pas. Sans elle, je ne pourrai pas.


Siànan est toujours à l'hôpital. Les gardes n'ont pas le droit de me donner de ses nouvelles, mais mon ouïe est bien plus fine que ce qu'ils ne croient. La dernière fois que je l'ai vu, son sang tachait les pierres du couloir et sa peau noire était couverte de suie. Je l'ai abandonné. Je l'ai laissé contre les dalles, j'ai couru en croyant pouvoir échapper à Kaën. J'ai honte. Dieux, j'ai honte. J'ai peur qu'il revienne avec des marques sur les mains et de la haine dans les yeux. Je ne veux pas le perdre. Pas lui. Pas encore. Je ne pourrai pas.



Je ne pourrais pas.


Je veux Maman.
Je veux Siànan.



Je veux mon cœur.
Je veux que le temps s'efface.
Je veux que le monstre revienne.
Je veux que la pluie me prenne.
Je veux que mes portes s'ouvrent.
Qu'elles se referment sur la silhouette de mon cœur perdu.


Je veux Maman.
Je veux Siànan.
Je veux mon cœur.


Mais il n'y a rien.
Rien que le reflet de mes flammes contre la vitre, les portes closes, et l'ombre de ma main.
Rien.

Le Journal du RoiOù les histoires vivent. Découvrez maintenant