05 - L'écorché

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Mardi 5 décembre

03h01.

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Il y a une nouvelle cicatrice sur mon bras droit. La nuit dernière, sous les rayons de la lune, mon sang avait la couleur de la défaite. C'était idiot. Une bibliothèque de mes quartiers a basculé et je l'ai rattrapée du bout des doigts. Elle m'a blessé en s'effondrant. Je ne pensais pas me couper jusqu'au sang avec une bête planche de bois mal fixée. J'étais si surpris que j'ai oublié d'avoir mal. Je ne savais pas que du mobilier avait le pouvoir de percer ma peau. Je pensais que seul l'Hydre, seuls Kaën et ses dagues pouvaient me blesser. Il y avait quelque chose d'inédit, quelque chose d'anormal, d'inquiétant dans cette coupure. Depuis quand le monde peut-il m'atteindre, lui aussi ?



Je n'avais plus vu de sang depuis que le monstre était venu prendre mon cœur. Je n'avais plus vu de sang depuis que j'avais abandonné Siànan, inconscient, sur les dalles rouges. Depuis ce jour où j'ai dérapé dans la flaque à ses côtés pour tenter de courir et d'échapper à mon destin. J'avais oublié ce qu'était le sang. J'avais oublié quelle était sa couleur, son odeur, sa chaleur lorsqu'il roule. J'avais oublié à quel point je le hais.


Zan a tenu à venir panser mon bras. Je lui ai répété que cela était inutile, que cette coupure était une égratignure par rapport à mes blessures habituelles, mais elle ne voulait rien entendre. Elle est venue avec son sourire doux, ses yeux bruns cerclés de rides, ses mains rugueuses creusées par le temps et la médecine. Elle est venue avec ses mots réconfortants, son inquiétude et ses onguents qui sentent l'origan. Je crois qu'elle tient à moi. Pas comme Maman, pas comme toi, autrement. Elle tient à moi parce qu'elle sait. Elle tient à moi parce qu'elle m'a aidé à briser ma chrysalide. Elle tient à moi parce que je suis mort dans ses draps, autrefois.


Je crois que je tiens à elle, aussi.
Avec elle, je n'ai pas besoin de me cacher. Elle sait que mon corps est ravagé, rongé, dévasté. Elle sait que je suis un écorché. Mais malgré tout, malgré tout, même avec Zan, avec Zan qui sait parce que certaines cicatrices sont le fait de ses propres scalpels, j'ai honte. Même avec elle, je ne peux retenir mes mains de vouloir dissimuler les marques du Sortilège, les traces fines en zigzag sur mes cuisses, mes fesses, le bas de mon dos, mes omoplates. Kaën a fait des dégâts sur mes épaules. J'ai plus de cicatrices que je n'ai de peau par endroits. Mon corps est marqué. Les empreintes laissées par le catgut sillonnent mes membres. J'ai un corps que je ne dois pas montrer. J'ai un corps que l'on m'ordonne de cacher depuis que je suis né, un corps que l'on a forgé pour moi, forcé à se muscler, à tuer. Un corps que j'ai appris à questionner. J'ai un corps mutilé. J'ai un corps trop bavard pour ce royaume de secrets.


J'ai un corps rectifié.

Un corps opéré.

Un corps transformé.


Les marques sur mon torse sont les moins prononcées. Kaën m'a laissé des balafres violettes, L'Hydre des zébrures rougeoyantes, mais les souvenirs sur ma poitrine sont rosés. Ces cicatrices sont les seules que je peux accepter. Toutes les autres sont une défaite. Celles-ci sont une victoire. Elles sont mon histoire.


Il y a deux ans, deux mois et neuf jours, Zan m'a opéré. Il y a deux ans, enfin, j'apprenais à respirer. Je me réveillais après ma mort.


Il a fallu à Zan et aux huit médecins humains quatre opérations pour me débarrasser de mes organes... erronés. Ces parts intolérables qui n'étaient pas à moi. Pas moi. Celles qui persuadaient Kaën, persuadaient l'Hydre, me persuadaient moi, qu'il était encore acceptable de m'accrocher à la féminité. Je suis mort lors de la dernière opération. Une hémorragie. Mon cœur s'est arrêté. Mon feu s'est éteint pendant une minute et dix-neuf secondes.


Je ne me souviens de rien. Du noir, une douleur insoutenable, le brouillard lointain de la drogue et des éclats de voix. Je me souviens avoir pensé que la mort avait des ailes de scarabée. J'ai rêvé à une mort-bousier.


Lorsque je suis revenu à moi, l'Hydre était à mon chevet. Ses yeux étaient mouillés. Ce jour-là, pour la première fois, il a renoncé au nom qu'il m'avait donné. Mon nom, mon véritable prénom sur ces lèvres toutes-puissantes était une libération. J'ai compris que je pouvais le remercier sans le pardonner. J'ai appris que tous les tyrans sont humains. Il a parlé de sa fille, de celle qui était devenue son monde et qu'on lui a arraché. Cette mère que je n'ai jamais pu côtoyer et dont le fantôme me hante parfois. J'ignore si elle aurait su nous aimer, mon cœur et moi. Fuxan n'est pas resté. Il a exécuté les huit médecins humains mais a épargné Zan.


Il n'a jamais su ce qui m'a sauvé.


Zan ne lui a jamais dit. Ni Kaën ni Wïane n'ont cherché à la questionner. Je pense que l'Hydre leur a demandé d'oublier.


Mais moi, je sais.

Je sais qui m'a sauvé.


Parce que je reconnaitrais sa main entre mille autres, l'octave suave de sa voix au milieu d'un brouhaha, les traits de son visage au milieu d'une foule, les yeux fermés. Je reconnaitrais entre tous l'homme avec qui j'ai grandi et appris l'Amitié.


Ce jour-là, j'ai découvert que Siànan était un sorcier.


J'ai senti ses mots pénétrer mon corps, s'enrouler autour de mon âme. J'ai senti son être au-delà de toute douleur. J'ai senti sa magie plonger en moi et me tirer hors de la mort.


Mon cœur savait. Nous avons tous enterré ce secret derrière nos lèvres.


Et moi, j'ai survécu.


J'ai survécu à la chrysalide.


J'ai survécu et j'ai enfin pu commencer à vivre.


| Des ratures. Quelques lignes ont été recouvertes par de l'encre.


Le peuple ne sait pas. La Cour non plus. Je ne leur dirai pas. Je veux qu'ils puissent me voir un jour comme leur roi, pas comme un papillon qui fut autrefois chenille. Quelque part, je crois que j'ai peur, aussi. Peur de leur donner de nouvelles armes pour me mutiler, un nouveau prétexte pour tenter de me décapiter.


Je rêve d'un jour où je pourrais vivre sans cacher mon corps. Où je pourrais déchirer mes voiles, brûler mon armure, les vêtements sur mon dos, cette membrane erronée, et où j'aurais le droit de crier :



« Je suis Kulilaahn.

Je suis écorché.

Je suis un homme né femme.

Je suis cette flamme,

Ce feu que l'on ne peut tuer.

Je suis l'Écorché ressuscité. »


Le Journal du RoiOù les histoires vivent. Découvrez maintenant