- Chapitre 1 -

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─ Alors, Mademoiselle Lou May peut sûrement nous expliquer ça ?

Mon professeur d'histoire-géo plongea ses grands yeux de rapace dans mes pupilles bleutées. Autant vous dire que je n'avais strictement aucune idée de ce dont il était en train de parler. Trop concentrée à fixer par la fenêtre les étudiants pressés, mon esprit s'était encore évadé. Il s'échappait très souvent depuis ma naissance, dix-sept années plus tôt.

─ J'attends, Lou May.

Il accentua mon nom de famille d'une façon dérangeante, et mon regard se plaqua sur la petite horloge au-dessus du tableau. Il restait très exactement quinze secondes avant la fin du cours. La chance était avec moi. J'improvisais alors quelque chose, ouvrant rapidement mon manuel sur la métropole que l'on étudiait au cours dernier.

─ C'est que, cette question est assez compliquée, et il va m'être difficile de l'expliquer clairement. Voyez-vous, il ne faut pas seulement regarder l'intérieur, mais prendre en considération l'ensemble... C'est pourquoi lorsque l'on s'interroge là-dessus, il est primordial de ne surtout pas oublier la moindre information, le moindre détail. C'est sans doute pour ça que vous me demandez-

La sonnerie retentit enfin. Sauvée par le gong, je fus soulagée. Les étudiants commencèrent à sortir de la salle et le prof fut obligé de me lâcher des yeux, maugréant dans sa barbe. Je me précipitais alors vers la sortie, le sac serré contre ma poitrine.

L'assurance dont j'avais fait preuve m'étonnait. Je n'avais pas l'habitude d'être aussi confiante, je portais d'ordinaire une trop grande attention aux autres. Je ne supportais pas de croiser leurs regards et mes yeux ne s'éloignaient jamais longtemps de mes pieds.

─ Hé, fais attention !

Mon corps tressaillit et fit volte face.

Au loin, une lycéenne dévisageait l'étourdie qui venait de la bousculer. C'était tout. Et ma pulsation cardiaque avait doublé juste pour ça.

J'entrepris alors de partir au plus vite de cet endroit et deux minutes plus tard, je marchais d'un pas assuré vers ma maison, ouvrant mon cœur à la nature et restant attentive aux chants que les oiseaux apportaient au paysage qui s'assombrissait.

Comme la maison de ma mère se trouvait à une bonne distance du lycée, je faisais chaque jour ce même chemin à pied. Mes parents étaient divorcés depuis le jour où ma mère avait trouvé cette conversation sur le téléphone de mon père. Et avant ça, il y avait eu tous ces petits éléments qui manquaient de discrétion. Elle avait été patiente, ma mère. Et il avait été con, mon père.

Lui, il était parti retrouver cette femme que je ne connaissais pas. Et ma maman, elle avait terminé mon éducation en fermant les yeux sur sa tristesse et en faisant abstraction du passé.

J'éternuai et plissai mon nez, l'enfonçant encore plus dans ma grande écharpe et maudissant le froid qui s'y était engouffré. Dans ma poche, mes mains froides serraient mon téléphone, cherchant un moyen de se réchauffer.

Ce dernier vibra et je m'empressai alors de l'allumer, remarquant le nouveau message d'une de mes copines. La lumière de mon téléphone m'aveugla : il faisait presque nuit autour de moi.

[Rina
Tu as fini les cours ?]

[moi
Oui, je suis au niveau du pont. Lola est avec toi ?]

Sa réponse arriva aussitôt, soulagement pour mes mains gelées.

[Rina
Oui, elle est là. On arrive, il reste une rue]

[moi
Ça marche, je vous attends sur le pont.]

Par toute saison, de nombreux couples prenaient des photos sur ce pont, qui était à mi-chemin entre ma maison et le lycée. Entre le doux son du ruisseau qui s'écoulait en dessous et le paisible tableau des montagnes qui s'offrait à nos yeux, cet endroit se révélait être l'un des plus agréables havres de paix que je connaissais. Je remis mes mains dans mes poches et soupirai. J'avais atteint le petit pont et je m'appuyais contre la rambarde en fer forgé qui avait traversé le temps. Les ornements décoratifs donnaient au lieu une beauté historique mémorable. J'étais encore en pleine admiration lorsque je sentis des pas rapides s'approcher. Je relevai la tête et vis les deux jeunes filles.

Le physique sombre de Rina était étonnamment l'opposé de sa jumelle Lola. Néanmoins, elles avaient une corpulence similaire : une silhouette fine et élégante, légèrement plus grande et élancée chez Rina.

Avant même que je ne puisse les saluer, Lola me sauta dessus, enfouissant mon visage sous ses cheveux châtains et ondulés.

─ Salut, Lou ! Ta journée s'est bien passée ?

─ Comme d'habitude, rien d'exceptionnel, lui répondis-je simplement, esquissant un sourire invisible face à sa tendresse.

Rina se tourna vers moi et me parla d'un air inquiet, faisant ressortir comme à son habitude son agréable gentillesse par dessus son attitude froide et sérieuse.

─ Ça ne va pas ? Tu es malade ?

─ Non, c'est rien. Je suis juste très fatiguée.

Elle fit alors un clin d'œil complice à sa jumelle.

─ Ah mince, c'est dommage ça... Je voulais que l'on aille s'acheter des glaces, bougonna Lola.

Son attitude d'enfant râleur était excellente. Elle ressemblait à une petite gosse de dix ans et cette pensée me fit sourire pour de bon.

─ Lola, nous sommes en hiver, voyons ! répondit sa jumelle, les bras croisés sous sa poitrine.

─ Je le sais bien, mais j'ai faim. Je veux une glace !

─ Tu attendras l'été pour ta glace.

─ L'été ? Mais il faut attendre six mois, c'est beaucoup trop long !

Lola s'offusquait et je me mis à rigoler devant l'expression qu'elle affichait. Rina se tourna vers moi, et elle esquissa un sourire. Sa jumelle Lola clama :

─ Victoire ! Lou, tu rigoles !

Elle me fit un clin d'œil avant que Rina s'exclame :

─ On a réussi !

─ J'étais persuadé que c'était de la comédie, grommelai-je, à moitié mécontente de leur cinéma.

Lola se pencha en avant, les mains dans le dos, et me fixa intensément avant de faire apparaître son plus beau sourire.

─ Je comprends que tu sois surprise. Je suis une bonne actrice, non ?

─ Ton jeu d'acteur était plutôt bon, admettais-je. Je vois d'ici la grande carrière qui s'offre à toi.

Rina roula des yeux d'un air exaspéré.

─ Ne la complimente pas trop, ça va finir par lui monter au cerveau.

Je pouffai une dernière fois de rire, puis je ne répondis rien. Mon regard passait d'une fille à l'autre, sans trop savoir quoi en penser. Ce n'était pas la première fois qu'elles organisaient une mise en scène pour alléger mon cœur. Ça faisait du bien pour le corps, qu'elles me disaient.

Lola m'expliqua alors ce que le garçon de sa classe lui avait dit aujourd'hui. Pas le blond, mais celui avec les reflets roux dans les cheveux. Elle nous racontait à quel point elle le détestait, pourtant, elle avait les joues rosées.

Le moment de se quitter arriva. Lola m'embrassa sur un coin de ma joue, puis toutes deux s'éloignèrent dans l'obscurité qui s'accentuait à chaque seconde. Je me retrouvai toute seule une fois de plus, mais ce n'était pas pour me déplaire. Dans cet endroit apaisant, je ne pensais plus à rien. Le visage tourné vers les montagnes, j'en oubliais même ce néant qui persistait dans mon esprit, celui dans lequel je m'empêchais de sombrer depuis tant d'années déjà. Ces deux filles faisaient toujours en sorte que mon rire apparaisse. Si elles n'étaient pas à mes côtés... je préférais ne pas y penser. Je chassai d'un geste brusque la larme salée qui perlait au coin de mon œil droit.

Soudainement, mon téléphone vibra dans ma poche, éloignant toutes mes pensées à des années-lumières.

C'était un numéro inconnu.

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Ne sombre pas dans ce néant et souris à la vie :) Vivre est une chose rare qu'il ne faut pas sous-estimer. Sois heureuse !]

Mon sourire aura changé | ᵀᵉʳᵐᶤᶰᵉ́ᵉOù les histoires vivent. Découvrez maintenant