Tu es belle, Jeanne

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  Cela fait maintenant six ans que je travaille en tant que journaliste. À vrai dire, je n'ai pas vraiment réalisé mon rêve d'enfant, celui de devenir une grande politicienne.

Récemment, j'ai songé à reprendre contact avec certains membres de ma famille. Ma tante, Ariane, la plus jeune de la fratrie paternelle, ne me parlait plus depuis presque une quinzaine d'années. Je ne pouvais pas lui en vouloir. Elle était malheureusement internée au centre hospitalier Sainte Anne, en région parisienne.

Quand j'étais gamine, on me disait qu'il ne fallait pas s'en faire, qu'elle était simplement dans une mauvaise passe. En grandissant, j'ai fait face à la réalité. La réalité de sa maladie.


Hier, aux alentours de neuf heures et quart, j'ai pris le premier avion à destination de Paris sans réfléchir, sans hésitations. J'imagine que mon âme de journaliste avait besoin de savoir.

Arrivée à destination, la seule chose qui parcourait mon esprit était cette soif de vérité. En rentrant dans l'hôpital dont il était question, je pouvais déjà sentir une poussée d'adrénaline parcourir mon corps et tracasser mon esprit : « Ça y est. Je ne peux plus reculer à présent. » Je me laissais guider par le personnel soignant, et, après tant d'attente, je me trouvais finalement devant elle.

Ariane avait tellement changé depuis le temps. Son sourire bon enfant ainsi que sa fougue de jeunesse ont laissé place à une simple nonchalance, presque ironique.

Vide. Si je devais la décrire en un mot, tel est celui que j'aurais choisi.

Après quelques courtoisies, je lui ai fait part de mon projet : celui de retracer mon histoire familiale. Réticente à première vue, elle a cependant fini par accepter que j'enregistre son témoignage.

Si je vous partage ceci aujourd'hui, c'est parce-que j'ai jugé son histoire intriguante. Je ne vais pas vous le cacher : Je suis rapidement repartie chez moi après avoir entendu ce qu'elle avait à me dire. Oh, ce n'est pas de la peur, non. Mais plutôt de la répulsion.

Ci-dessous, j'ai retranscrit ce que j'ai enregistré avec mon dictaphone.

« Cela fait combien de temps déjà ? Peut-être trop. Tu sais, quand tu m'as demandé par où tout avait commencé pour moi, j'étais assez surprise. Il est temps que je te parle de moi j'imagine.
Comme tu le sais, je suis née dans une famille plutôt stricte. La réussite passait avant tout. Que ce soit ma sœur aînée ou ton père, il y a toujours eu peu de réelles discussions entre frères et sœurs. La différence d'âge a forcément joué. En revanche, je n'avais pas à me plaindre. Mon quotidien se résumait à une montagne de cadeaux, « d'amour » comme on dit.

Adolescente, j'étais déjà sûre d'être prise dans une grande fac de lettres. Je ne réfléchissais pas vraiment à mon avenir, je me contentais de suivre des chemins déjà tracés.
Oh, je n'étais pas peu fière de mon talent. À tel point que j'ai emmagasiné un énorme stress. Même si toutes les portes étaient ouvertes devant moi, je n'arrêtais pas de penser à l'échec. Ce stress me rongeait de l'intérieur. J'en venais à ne plus savoir qui j'étais et ce que voulais. En réalité, j'étais peu à peu devenue ce que les gens voulaient que je sois. Mes parents surtout.

Après mes études et la publication de ma thèse, j'ai coupé les ponts avec mes parents. Les « relations toxiques » comme j'ai toujours dit. Entre temps, j'avais aussi rencontré l'amour. Cet homme était devenu comme une obsession pour moi. Je n'aimais que lui, et personne d'autre. J'avais « besoin » de lui, et il avait réussi à me tirer de ma dépendance aux jeux. Je ne sais pas si cet amour était égoïste. Mais il me comblait.

Et puis nous avons eu notre premier enfant.

Jeanne.

Une jolie fille née sous le mois d'avril.

Comment je pouvais ne pas être satisfaite ? Elle était le fruit de notre amour, l'aboutissement d'une vie.
Crois-moi, à cet instant j'étais la femme la plus heureuse sur Terre.

Mon mari supportait difficilement l'obsession grandissante que j'avais pour lui et notre fille. Je n'avais que très peu d'amis, et ceux de mon mari étaient pour moi « inutiles ». Non, ce n'était pas de la jalousie comme tu pourrais le penser. Ils n'avaient juste pour moi aucun intérêt, ils étaient de « trop ». À partir de là, des disputes ont éclaté. Ma descente aux enfers a débuté le jour de notre divorce. Celui-ci avait disparu au fin fond de l'Allemagne, sans plus jamais donner de nouvelles.. Je me suis retrouvée toute seule avec Jeanne. »


Pendant 2 minutes, Ariane avait choisi de ne plus dire un seul mot. Ce n'est qu'après une grande inspiration qu'elle s'est remise à parler.


« J'ai longtemps pensé à mettre fin à ma vie. Mais je ne pouvais pas. Tu sais, pour Jeanne. Cette petite poupée qui avait tout juste quelques mois.
Jeanne était adorable. Elle pleurait souvent. En tant que mère, j'ai fait mon possible pour lui apporter tout ce qu'il fallait. Des sorties, des préparations faites avec amour, et surtout beaucoup de temps. Elle était tout ce qu'il me restait. La nuit, elle me réveillait presque toutes les heures. C'était insupportable. Mais tu sais, Jeanne était mon unique trésor. Pour oublier mes problèmes, j'ai commencé à aller dans des bars. C'était devenu une habitude. Jeanne restait seule, et ça me permettait de ne pas entendre ses pleurs. Finalement, j'avais trouvé une sorte d'équilibre.


Ses yeux vert émeraude et étincelants, sa peau blême et quelque peu tendre. On aurait presque dit un réel poupon. Mais un poupon est désarticulé. Son seul avantage est qu'il ne pleure pas.
Plus je la regardais, plus j'avais envie de la rendre parfaite. Quand elle avait ses crises, elle était loin d'être élégante. Un bébé énervé c'est disgracieux, voire informe. Un bébé doit être plaisant.


Un jour, les services sociaux sont arrivés chez moi. Mes connards de voisins avaient appelé pour les cris intempestifs. Découvrant les bouteilles de whisky chez moi, on a menacé de prendre mon enfant. Tu imagines, toi ? Qu'on veuille te prendre ton enfant ? Ma petite Jeanne adorée. Personne n'avait le droit de me la prendre.


Je n'avais plus de boulot, rien ne me convenait. J'avais décidé de prendre soin de Jeanne, c'est tout ce qui m'importait. Il était néanmoins facile de m'énerver contre elle. Ses gloussements qui résonnaient dans ma tête, tout le temps, tout le temps, tout le temps. Pourquoi m'abandonnait-elle ainsi ?
Mon amour était ce qu'il y avait de plus pur en ce monde si laid.
Et puis, c'est facile de se croire à la hauteur, quand on ne connaît pas le métier de parent. Qu'avais-je fait pour mériter ça ? Je me donnais cœur et âme à ce nourrisson. Et en retour j'avais quoi, moi ?


Elle ne m'aimait pas. Elle ne m'aimait plus.
Jeanne. Que t'ai-je fait, Jeanne ? Mon bébé. J'ai toujours promis de te donner tout l'amour dont tu avais besoin. Mes baisers sur ton front moite. Tu es belle, Jeanne.

Quand je voyais les bleus sur son corps fluet et fragile, je ne pouvais m'arrêter de pleurer. Je m'excusais, encore et encore. Il m'arrivait même de me rendre à l'église.
Qu'est-ce qui n'allait pas chez moi ? Déambulant dans la rue sans but, sans rien à part mon enfant dans mes bras. Je l'observe, je l'admire. Et elle ne me voit pas.
Ce petit être est magnifique quand il dort.

Un jour quand je lui faisais prendre son bain, le téléphone s'était mis à sonner. C'était ma mère. Celle qui n'était pas fichue de m'appeler une seule putain de fois depuis que j'avais plongé. J'avais grand besoin d'elle. Alors je lui ai dit de me rendre visite.

Chez moi, je n'entendais plus aucun bruit. C'était calme.

Quand elle est arrivée, elle m'a prise dans ses bras et s'est mise à pleurer. Elle secouait mon corps lâche tandis que les sirènes retentissaient devant mon immeuble.
Tu sais, la seule chose que je veux maintenant c'est qu'on m'amène mon petit ange. » 

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